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« La terre les a engloutis ! »
MEXIQUE - Mémoires des disparitions forcées
Carlos de Urabá
vendredi 5 mars 2021, mis en ligne par
Au Mexique de 1964 à 2020 on a comptabilisé 177 000 disparus. La Commission nationale de recherche du Secrétariat du gouvernement ne reconnaît qu’environ 82 000 disparus
Historiquement la disparition forcée a été utilisée pour éliminer l’opposant ou l’ennemi et semer la panique et la terreur dans la population civile comme méthode systématique de domination. Quand le pouvoir politique est en danger, les militaires sont les seuls qui disposent des moyens suffisants pour rétablir la loi et l’ordre. Dans ce cas la constitution et les droits humains constituent un obstacle à la guerre totale.
Le terme « disparus » est né au Guatemala en 1966 quand le gouvernement de facto du colonel Peralta Azurdia utilisa en secret cette méthode ignoble avec l’aide des escadrons de la mort pour se débarrasser de l’opposition politique de gauche (intellectuels, syndicalistes, artistes, écrivains, étudiants, enseignants, collaborateurs et sympathisants). On estime qu’au Guatemala, au cours de la première décennie de terreur policière, plus de 45 000 personnes furent victimes d’homicides politiques et de disparitions. Par la suite cette pratique du terrorisme d’État, avec l’aide des agents de la CIA – la « doctrine de sécurité nationale » s’est inscrite dans la guerre froide menée après la Seconde guerre mondiale – et s’est étendue à d’autres pays d’Amérique latine comme l’Argentine, le Chili, l’Uruguay, le Brésil (à l’époque des dictatures militaires).
Au cours de la guerre froide la CIA non seulement encourageait les coups d’État mais aussi la disparition et l’assassinat d’opposants de gauche. Henry Kissinger, en tant que chef du Département d’État, a non seulement encouragé le coup d’État fasciste contre Salvador Allende au Chili mais il a aussi planifié l’Opération Condor qui s’est soldée par le sinistre bilan de 50 000 personnes assassinées et 30 000 disparues. Les « Archives de la terreur » découvertes au Paraguay détaillent minutieusement le sort de milliers de Latino-Américains secrètement séquestrés, torturés, assassinés et disparus par les services de sécurité de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Chili, du Paraguay et de l’Uruguay. Pour obtenir une telle efficacité l’échange d’informations entre les dictatures a été fondamental. Le summum de l’acharnement et de la perversité a, de loin, été atteint par la DINA pinochetiste au Chili avec 3 000 morts et 1 500 détenus-disparus.
Selon les manuels d’intelligence « l’opposant était un être bizarre, étrange, un fou, un alien, ou un étranger contre lequel l’« armée salvatrice » pouvait recourir aux formes les plus ignobles de répression pour garantir « la paix et la stabilité du pays ». Du détenu il fallait obtenir à tout prix des aveux sur ses complices ou sur la cellule à laquelle il appartenait – ce qui est fondamental pour éliminer « le mal à la racine ». La torture dans la clandestinité garantit l’impunité. La clé est d’éloigner en secret le prisonnier ou l’insurgé du cadre légal susceptible de le protéger. Dès lors il ne pourra pas compter sur les avocats ni les témoins, sa détention ne sera pas divulguée et sa famille ne saura pas où il se trouve. La séquestration est une arme de destruction massive d’une puissance énorme. Les génocidaires sont parvenus à faire disparaître des populations entières ou à les contraindre à abandonner leurs terres comme ce fut le cas en Bolivie, en Colombie, au Pérou, au Guatemala ou au Salvador. Dans ce dernier pays, les groupes paramilitaires ORDEN (Ordre démocratique national) et ANSESAL (Agence nationale de sécurité du Salvador) ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour éliminer les subversifs du FMLN (Front Farabundo Martí de libération nationale) ou tout opposant qui aurait osé les défier. Les escadrons de la mort (doctrine contre insurrectionnelle exportée par les États-Unis) intimidaient la population civile en envoyant des avertissements ou en publiant les listes de ceux qui étaient menacés de mort, en abandonnant des cadavres méconnaissables dans des décharges ou en pendant certains d’entre eux à des poteaux en guise d’avertissement. Tout était bon pour décourager la résistance ou toute envie de rébellion (manuel de guerre préventive).
L’armée argentine, avec l’approbation des États-Unis, décida d’exporter vers l’Amérique centrale ses « méthodes géniales » de sale guerre, avec l’Opération Charlie, qui permit d’entrainer les Forces armées du Nicaragua, du Honduras, du Salvador et du Guatemala. Il était essentiel de combattre efficacement les « délinquants subversifs terroristes » en suivant les directives du président Ronald Reagan, en entrainant des escadrons de la mort et des paramilitaires qui se chargeraient de la torture, des assassinats et des disparitions forcées. Il n’y eut pas de camps de concentration, pas de parti fasciste mais militarisation, ce ne fut pas l’œuvre d’un führer mais de promoteurs de coups d’État.
Dans les années soixante a surgi le concept de l’« ennemi interne », théorisé brillamment dans les manuels d’anti-subversion. En application de la Doctrine Nixon les écoles militaires nord-américaines ont été les centres de formation et d’endoctrinement des officiers et des militaires de haut rang de l’Amérique latine. Eux seraient chargés de garantir la prévalence de l’impérialisme nord-américain,« The Emerging structure of Peace », en tirant des leçons de la guerre du Vietnam et en préparant les États-Unis à sa domination au niveau global.
Une grande partie du haut commandement et des forces spéciales des armées latino-américaines ont été instruites et entrainées à l’École des Amériques, située sur le Canal de Panamá. Cette institution diabolique s’est distinguée par sa formidable capacité à entrainer des tueurs, des tortionnaires et des putschistes. C’est là que furent diplômés les meilleurs éléments, décidés à exécuter des actions de terrorisme d’État comme les disparitions forcées, la guerre psychologique et la torture (manuel KUBARK), l’extorsion et les exécutions sommaires. L’intelligence militaire avait pour mission de neutraliser la menace de l’ennemi externe et interne que représentait le communisme international (Union soviétique et Cuba). La radicalisation de la droite s’expliquait par la crainte d’une révolution gauchiste triomphante. Il fallait restaurer l’ordre social conçu comme le maintien du système politique et économique dominant.
En 2001, après l’attaque des Tours jumelles à New York, le président des États-Unis, George Bush, déclare la guerre au terrorisme islamique. Quelques mois plus tard l’armée américaine se lance dans l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, semant la destruction et la mort pour venger les attentats du 11 septembre. À mesure qu’avançait la campagne militaire furent détenus arbitrairement des milliers de supposés « terroristes » – les dénommés prisonniers fantômes (séquestrés par la CIA) – qui furent envoyés à la base militaire de Guantánamo.
La GBI (guerre de basse intensité) est le fruit de l’expérience nord-américaine au Vietnam. Elle est inspirée également de la stratégie conçue par Adolf Hitler lors de la Seconde guerre mondiale, appelée « l’équilibre de la terreur », pour contrer les attaques de la résistance. Pour chaque soldat allemand tué la communauté paierait un nombre équivalent en fonction du rang de celui à qui justice était rendue. En outre s’imposait l’idée de la détention d’otages et était définie la base d’un système d’organisation. Cet ordre d’Hitler, ratifié immédiatement par l’État major allemand, semble être le précédent formel et institutionnalisé de la disparition forcée – une méthode sophistiquée de terrorisme –. Un nouveau décret appelé « Nuit et brouillard », Nacht und Nebel ordonnait la disparition de ces prisonniers ou déportés dans les fours crématoires des camps de concentration. C’est en détail qu’il expliquait la formule grâce à laquelle l’État nazi espérait parvenir à la « solution finale du problème juif », en d’autres termes l’extermination systématique de ce « peuple maudit ».
Dans le cas de la Guerre civile espagnole le franquisme a utilisé la disparition forcée pour réprimer et soumettre les zones républicaines, usant de la terreur et de la punition collective. L’extermination systématique des opposants politiques assurerait la paix sociale. La Plateforme des victimes de disparitions forcées par le Franquisme estime que, durant la Guerre civile espagnole et la dictature qui s’en suivit, plus de 140 000 personnes furent disparues. En 2021 les équipes d’enquêteurs et de légistes poursuivent leur travail pour déterrer les squelettes des fosses communes dispersées sur la majeure partie du territoire espagnol.
Au Mexique, au cours de la guerre des Cristeros (1926-1929) qui a opposé les fondamentalistes catholiques aux libéraux, les armes de prédilection pour terroriser la population civile furent les exécutions et les massacres. Les chercheurs estiment que le nombre des victimes de cet affrontement fratricide démentiel dépasse les 250 000 morts et un nombre indéterminé de disparus.
Dans les années soixante et soixante-dix, durant les guérillas gauchisantes, supposément alliées de l’Union soviétique et de Cuba, le gouvernement a suivi la stratégie dessinée par le Pentagone, dans le style du Plan Condor. Les intellectuels, étudiants, professeurs, syndicalistes et militants sociaux représentaient un danger latent et ils furent taxés de « terroristes traitres à la patrie ».
C’est une étape peu connue de l’histoire du Mexique appelée « guerre sale » qui s’étale de l’année 1954 aux années soixante que le PRI a caché ou fait disparaitre des archives. La presse s’est rendue aussi complice en dissimulant des informations qui auraient affecté la stabilité du régime.
Le code de la terreur de la disparition forcée a été appliqué par les organismes de sécurité d’État pour combattre la Ligue communiste 23 septembre, les guérillas indiennes du Guerrero, le Parti des pauvres ou le Mouvement de libération nationale. La jeunesse mexicaine était dangereusement attirée par le chaos et l’anarchisme. Le point le plus douloureux, sans aucun doute, a été la tuerie de Tlatelolco, le 2 octobre 1968, quand s’est écrite la page la plus sombre de l’histoire mexicaine. Le président Diaz Ordaz et son Secrétaire d’État, Luis Echeverría, furent les responsables directs de ce massacre qui s’est soldé par 78 mors et 31 disparus. Cette opération Galeana a également reçu le sinistre soutien d’agents de la CIA qui avaient leurs bureaux au sein même de la DFS (Direction fédérale de la sécurité). L’État de droit ne pouvait pas tolérer que les « hordes communistes détruisent la démocratie et les racines culturelles et religieuses du pays ».
Pour combattre le soulèvement zapatiste dans le Chiapas, en 1994, surgissent les Zetas, cartel constitué par des déserteurs de l’armée mexicaine qui ont bénéficié de la complaisance du gouvernement fédéral. La seule possibilité de démobiliser la résistance de la guérilla était d’organiser des groupes de paramilitaires, de connivence avec les propriétaires terriens, pour déplacer les paysans, les dépouiller de leurs terres et faire disparaître leurs leaders.
En 2006, la guerre contre les cartels des drogues, lancée par le président Calderón, a entrainé l’occupation militaire des régions et des États dans le but de récupérer la souveraineté en suivant les mêmes procédures que celles de la Sécurité démocratique de Uribe Vélez en Colombie, précédée antérieurement par le Statut de sécurité du président Turbay Ayala.
Le Mexique est un pays de presque 130 000 habitants concentrés majoritairement en zones urbaines. Depuis les années quarante du siècle dernier a commencé l’exode de millions de paysans et d’indiens, à la recherche d’un avenir meilleur dans la ville salvatrice. C’est la plus belle démonstration de l’échec de la révolution mexicaine et de sa lutte infructueuse en faveur de la distribution des terres. Le peuple appauvri a été condamné à l’exil et au déracinement. Dans des terres arides ou des terrains vagues les paysans ont installé leurs masures où se sont réfugiés les couches des populations déclassées ils se sont multipliées de façon exponentielle en augmentant sans fin la densité de population par kilomètre carré. C’est le cas de Netzahualcóyotl avec 1 200 000 habitants ou de Ecatepec avec 1 700 000 habitants qui sont les municipalités les plus grandes du Mexique. Dans la vallée de Mexico vivent 27 millions de personnes qui s’entassent dans des villes et des mégalopoles complètement artificielles et deshumanisantes, résultant de l’explosion démographique. L’utopie des villes inclusives, égalitaires et démocratiques, où la norme principale devrait être le respect des droits humains, n’est qu’un concept théorique irréalisable.
Le célèbre ethnologue français Paul Rivet a écrit dans les années cinquante du siècle dernier : « Le Mexique est avant tout une terre indienne dont l’avenir est conditionné par la réussite ou l’échec de l’intégration des populations indiennes dans la vie nationale ».
Nouvelle de dernière heure ! Un jeune garçon a disparu dans la municipalité de Tonalá, hier ont disparu quatre personnes dans l’État de Guanajuato, encore des enfants disparus à Veracruz, d’autres dans le Sinaloa… et la même histoire se répète indéfiniment, avec des noms différents et dans des lieux différents. Sur Facebook, Instagram ou Twitter sont lancées des alertes Amber (America’s Missing Broadcast Emergency Response), avec les photos respectives des enfants, des jeunes ou des adultes. Les mères les réclament avec des cris d’impuissance déchirants : « Enlevés vivants, rendez-les nous vivants ! »
Le Mexique est ravagé par une vague impitoyable de terreur provoquée par des groupes de délinquants et des cartels, souvent avec la complicité de la police ou de l’armée. On ne sait plus très bien qui est celui qui séquestre, qui torture ou qui tue. Mais existe-t-il seulement une raison logique ?
Une tragédie aussi épouvantable devient également un commerce qui rapporte des millions que se partagent les mafias du narcotrafic, la délinquance organisée, les chefs d’entreprises, les banquiers, les politiques et dans lequel sont impliquées à différents niveaux les forces de sécurité de l’État. C’est ce qui s’est avéré avec le jugement de l’ex-secrétaire de la Sécurité García Luna et l’arrestation aux États-Unis de l’ex-secrétaire de la Défense le général Cienfuegos.
Pendant cela les élites du pouvoir, la bourgeoisie et les oligarques se blindent dans leurs prés carrés ou leurs résidences, encerclées de hauts murs et de clôtures électrifiées et sont protégés par des agents de sécurité et des chiens de garde. Ce sont des zones d’une beauté sans pareil avec des bois, des lacs artificiels et des clubs privés avec piscines, terrains de golf ou d’équitation, où seuls peuvent pénétrer ceux qui sont résidents ou qui sont en possession d’un laissez-passer ou d’un passeport permettant d’être identifiés comme travailleur ou invité. Une Arcadie très heureuse, très bien connectée, avec des centres commerciaux exclusifs où nombreux sont les restaurants luxueux, les boutiques ou les magasins des marques les plus prestigieuses. Beaucoup, retranchés dans le calme de leurs demeures, pensent que ce qui se passe hors de leur domaine ne les regarde pas le moins du monde. Ce qui leur importe est de maintenir leur statut et de continuer à jouir de ce haut niveau de vie. Et le blanchiment d’argent, la corruption, l’enrichissement illégal ? Il n’y a pas de données fiables mais ce sont des milliards de dollars qui ont permis de construire ces oasis dignes des mille et une nuit. Une éternelle lune de miel les comble de bonheur. Deux réalités totalement différentes et opposées qui constituent une société de classes et raciste. C’est la bourgeoisie qui empoche les bénéfices et le peuple qui paie en nombre de morts.
Selon des témoins un commando fortement armé, vêtu de noir a enlevé Israël. Était-ce des délinquants déguisés en policiers ou en exécuteurs judiciaires ? Depuis une semaine on ne sait plus rien de la victime assassinée, garçon ou fille. On craint le pire car il n’y a aucune information officielle. Le fantôme de Ayotzinapa fait partie de la mémoire collective des Mexicains. Ce massacre abominable qui a eu lieu en 2104, qui s’est soldé par le massacre de 43 étudiants de l’École normale dont les corps ont été réduits en cendres ou en pozole (soupe), dissouts dans l’acide. Ce sont les étudiants de Ayotzinapa disparus dans une opération policière et militaire menée à Iguala. Six ans après leur disparition le cas n’a toujours pas été élucidé et les membres de leurs familles continuent à poser les mêmes questions : « Où est mon fils ? Où est mon frère, mon père ou ma mère ? »
La réponse se trouve peut-être dans les conteneurs de la mort dans lesquels ont été jetés 365 cadavres, nombre d’entre eux méconnaissables, étant donné l’impossibilité de les entreposer à l’Institut de médecine légale de Jalisco. 1 600 cadavres sont toujours entassés dans sa morgue. Au tribunal règne un pourrissement moral scandaleux qui privilégie les délinquants et punit les victimes. Las autorités disent qu’une telle vague de violence est due au conflit entre le Cartel Jalisco Nouvelle génération et le Cartel Nueva Plaza. Dans l’État de Jalisco le nombre des disparus s’élève à 15 000 au cours des 5 dernières années. Sur les actes de décès les conclusions des autopsies déclarent que 37% d’entre eux sont décédés suite à des coups, 24 % par asphyxie, et les 33% restant tués par arme à feu ou à l’arme blanche. La tendance est à la torture, c’est à dire à infliger à la victime le maximum de souffrance et une longue agonie. Ce supplice fait partie du code de la terreur : la découper en morceau, l’arroser d’essence et y mettre le feu ou la dissoudre dans de l’acide ou de la soude caustique ou la jeter à des Pitbulls qui la dévorent en moins de rien. Une mortalité qui atteint un niveau industriel dont les auteurs sont des bouchers chevronnés et des massacreurs rendus fous par un cocktail de stupéfiants et d’alcool. La séquestration d’une personne ou la disparition forcée est une des atteintes les plus exécrables qui puisse exister aux droits humains.
Plus de la moitié des migrants centro-américains en chemin vers les États-Unis finissent victimes d’un de ces traitements inhumains. À bord du train surnommé « la bestia » (la bête) qui effectue le parcours du sud au nord du Mexique, ils sont attaqués par les cartels qui les violent, les séquestrent et les recrutent pour des armées privées. Ce sont 270 000 personnes qui sont victimes de l’esclavage moderne : traite de blanches, réseaux de transplantation d’organe, travaux forcés dans les champs de culture de pavot ou de marihuana ou travaux agricoles dans les grandes propriétés, dans les laboratoires de fabrication de méthanphétamine ou de fentanyl. L’an dernier les mafias ont obtenu des gains allant jusqu’à 10 milliards de dollars. Les migrants engagent les coyotes (passeurs) des cartels pour qu’ils les fassent passer de l’autre côté de la ligne (frontière), même si, dans de multiples occasions, ils tombent dans le piège d’être utilisés comme passeurs pour de la drogue.
À Irapuato (Guanajuato) les collectifs « A tu encuentro » [À ta rencontre] et « Sembrando comunidad » [Faisons communauté] ont trouvé, dans des fosses communes, plus de 100 cadavres dans des sacs, un crime attribué au cartel de Jalisco Nueva generación. À Acámbaro (Guanajuato) une fosse commune a été découverte contenant 78 sacs de restes humains, et la liste continue avec plus de 70 dépouilles à Salvatierra qui, selon le porte-parole d’« Une lumière sur mon chemin », pourrait dépasser le nombre de 100 corps. L’Organisation Fundej (Familles unies pour nos disparus) indique que Jalisco est l’État où le nombre de disparus, non localisés, est le plus important (9 550).
La Péruvienne Lucero Mesco était en voyage de tourisme à Guadalajara, avec deux amis péruviens et un Mexicain quand, à Atotonilco, les trois ont été arrêtés par la police municipale qui les accusait d’« extorsion ». Depuis on ignore tout d’eux. Aidez-nous à les localiser.
Les membres des familles s’empressent de déposer plainte auprès des tribunaux pour la disparition de leurs êtres chers. Leurs avocats leur conseillent d’adresser leurs plaintes à de plus hautes instances dans l’espoir qu’elles en accélèrent l’examen mais les formalités de rigueur sont si nombreuses et si compliquées qu’au bout de quelques jours elles interrompent les recherches. Les démarches bureaucratiques sont trop lentes et trop couteuses et, pour se débarrasser des plaignants, on leur fait la réponse bien connue « Revenez la semaine prochaine ». Le niveau d’indignation est énorme et, en réponse à un tel arbitraire, d’immenses manifestations de contestation s’organisent, avec intrusion dans les édifices publics, occupations, blocage de routes. La justice n’est pas rendue et règne un niveau extrêmement élevé d’impunité et de manipulation de la vérité. Chose que dénoncent continuellement les organisations des droits humains, les mécanismes d’aide internationale, l’Église catholique, la commission de la vérité, la Cour interaméricaine des droits humains, la ACNUDH de l’ONU ou la commission des droits humains des états, les ONG.
Les défenseurs de l’environnement, les chefs des communautés indiennes, ou les activistes sociaux sont également visés car ils remettent en question les intérêts des propriétaires terriens et des grandes entreprises multinationales. C’est le cas d’Homero Gómez, défenseur de la réserve de la Biosphère Mariposa Monarca (papillon monarque), qui a disparu le 13 janvier 2020. Une semaine plus tard son corps a été retrouvé dans un puits destiné à l’usage agricole.
Des dizaines de milliers de cas archivés s’entassent encore sur les étagères car les juges ne se donnent pas la peine de le traiter. Les citoyens dénoncent sans fin un délit et l’affaire reste classée sans suite. Classement par manque d’éléments ou faute de preuves. Le corps du délit n’existe pas et de nombreuses familles, par peur des représailles ou d’être de nouvelles victimes, n’osent pas dénoncer le crime. Un pourcentage de 75% des disparus au Mexique ont entre 15 et 30 ans ; 74% sont des hommes et 26% des femmes. Au Mexique entre 1964 et 2020 on a comptabilisé 177 000 disparus. La Commission nationale de recherche de la SEGOB ne reconnaît qu’environ 82 000 disparitions.
Les familles indignées exigent que la loi punisse les coupables et qu’ils pourrissent en prison le reste de leur vie. Elles ne peuvent pas cacher leur sentiment de rage, de haine, leur désir de vengeance parce qu’elles sont détruites moralement et physiquement. Mais les suspects ou présumés coupables sont libérés car les preuves présentées manquent de consistance. Rien de plus normal dans un pays où règnent 95% d’impunité.
Mais comme cela se produit habituellement la police se met à soupçonner que le mort s’est sans doute fourré dans un truc pas clair ou avait de mauvaises fréquentations. Le doute s’empare même des amis et de la famille. Pour les enquêteurs du Tribunal n’importe quel antécédent pénal, quelque indice suspect est suffisant pour le considérer comme un criminel. Cela peut être un règlement de compte, représailles entre bandes de narcotrafiquants ? Comment est-ce possible alors qu’il était un étudiant studieux et discipliné ? Par exemple, dans les téléphones mobiles des étudiants de Ayotzinapa, survivants du massacre perpétré en 2014 et qui ont été arrêtés par la police, on a trouvé des musiques de narco corridos ainsi que des films de narcos. Les autorités en ont déduit immédiatement qu’il s’agissait de membres d’un cartel. Mais ce phénomène est normal dans les couches les plus basses de la société mexicaine. On taxe de criminels les victimes en raison de leur façon de s’habiller, des tatouages, des piercings ou de leur âge s’ils sont jeunes, ou par ce qu’ils vivent dans certaines banlieues marginales. Tous les détenus sont mauvais, tous les morts sont mauvais. Peut-être ce sont des règlements de compte qui ont lieu entre la mafia du narco-commerce de détail qui se battent pour leur territoire. Toutes les disparitions ne sont pas liées au crime organisé car les militaires, la police fédérale, les services de sécurité, l’institut national des migrations sont impliqués aussi.
J’ai dû accompagner des mères de disparus à l’Institut médico-légal de Guadalajara, un édifice glacial et macabre où on assiste à des scènes de douleur déchirantes. Si elles avaient au moins une tombe où faire leur deuil selon la tradition chrétienne. Leur impuissance est telle que leur seule consolation est que Dieu leur rende justice. Ce qui explique qu’il y ait tant de messes et de chaîne consacrées aux prières dans l’espoir qu’un miracle se produise et que le fils, la fille, le père ou le frère ressuscite comme Lazare. Il faut accepter cette réalité cruelle mais les familles ne se résignent pas : « Nous luttons avec amour pour nos êtres chéris ce qui nous a amené à faire tout ce que le gouvernement n’a pas fait pour retrouver nos disparus ». Un traumatisme émotionnel d’angoisse, de dépression, d’insomnie que les psychologues et les psychiatres en général tentent d’anesthésier avec des sédatifs, des antidépresseurs, des somnifères et des barbituriques.
Les mères blessées au plus profond de leur âme crient leur douleur car leur enfant, fruit de leurs entrailles, a disparu. Sans savoir qui sont les coupables et pourquoi il a été enlevé. Soudain, un matin, alors qu’il marchait dans la rue, d’une voiture aux vitres polarisées sont descendus des types armés, avec des passe-montagne sur la tête qui l’ont enlevé par la force. C’est ce qu’ont déclaré plusieurs témoins des faits devant le Ministère public. Mais dès lors on a perdu sa trace, il s’est « envolé » ou « la terre l’a avalé ». Les familles déposent en hâte une plainte auprès des autorités qui machinalement rédigent l’attestation de disparition. On ne sait toujours pas si son absence a été volontaire ou forcée, il faudra donc laisser passer prudemment un certain temps pour le prouver. Parfois on ne peut pas cataloguer cela d’enlèvement car personne n’a demandé de rançon, ce n’est pas une disparition pour des motifs politiques car la personne n’est pas un activiste de gauche ou un défenseur des droits humains un écologistes ou un journaliste. On visionne les caméras de sécurité pour vérifier si elles ont enregistré l’« événement » ou l’enlèvement. Qui sait si le disparu n’était pas « bourré ». Beaucoup d’adolescentes s’enfuient avec leur fiancé, d’autres sont tombées enceintes et ont préfèré s’enfuir de chez elles par crainte des représailles. Les adolescents sont tellement « fous », répondent les autorités. Un pourcentage de 80 % des délits n’est pas dénoncé car les victimes ou leurs proches n’ont pas confiance dans le Ministère public. Trop de disparitions sont classées sous une autre rubrique car le gouvernement les minimise toujours pour les dissimuler en fonction de ses intérêts et justifier ainsi l’efficacité de son travail. Le message doit être positif pour ne pas créer davantage de psychose ou une panique sociale et ne pas divulguer de fausses rumeurs qui inquièteraient les citoyens.
Les familles des disparus, face à l’inaction des organismes étatiques ou fédéraux se sont organisées à leur propre compte en associations et en collectifs de recherche. Ils doivent, chose incroyable, endosser les rôles de policiers, de détectives ou de légistes pour obtenir justice par eux-mêmes. Ils se mobilisent dans différents États de la république et s’emploient à coller des affiches dans les rues ou distribuent des avis avec le visage du disparu dans les stations d’autobus, dans le métro. Elles donnent des informations au cas où par hasard quelqu’un l’aurait vu ou pourrait leur donner une indication du lieu où il se trouve. Nous recherchons Jazmín, nous recherchons Alondra, nous recherchons Edith 018006703600, nous recherchons Wendy qui a disparu le 9 janvier au volant de sa camionnette lors d’un voyage de Nayarit à Guadalajara. Grâce à la technologie c’est dans le cyberespace, sur Facebook, Twitter, Telegram ou Astagram que se livre le combat pour les localiser. Mais peu de personnes se souviennent ou se soucient des victimes du nettoyage social, de ces indigents, drogués ou malades mentaux qui errent dans les rues et que la « mano negra » [la main noire] assassine pour vendre leurs corps aux cliniques universitaires ou pour « embellir » l’image de la ville. Il est difficile de supporter une telle incertitude pour les familles éplorées qui attendent le retour de leurs êtres chers ou au moins des nouvelles qui leur rendraient l’espoir de les retrouver vivants. Mais les jours passent, les semaines, les mois et les années et il n’y a aucune réponse positive, seulement des courriers et des communiqués dans lesquels les autorités affirment qu’elles font l’impossible pour résoudre ces cas. Sérénité, patience, qui se traduisent par silence et oubli. Nous ne pardonnons pas nous n’oublions pas ! Au Mexique on ne sait pas pourquoi des personnes disparaissent, il n’ y a pas de raisons apparentes, pas même de demande de rançon. Il ne reste plus qu’à prier, à allumer des cierges pour les saints et les vierges dans les églises et les cathédrales pour que Dieu Tout puissant fasse un miracle. Car, oui ! « tu es dans notre mémoire, tu n’es pas mort ! »
En décembre 2019 à Ocotlán, Jalisco, les quatre frères Camarena ont disparu et la police est impliquée dans cette disparition. Le comité de la CED de l’ONU a envoyé un appel urgent au Gouvernement mexicain pour qu’il réponde des omissions dans le dossier des investigations. Le Tribunal spécial des personnes disparues a exigé que soient arrêtés les agents impliqués dans leur disparition. La sous-procurature, spécialisée dans les enquêtes de délinquance organisée, de Jalisco, n’a donné aucune suite. Les policiers n’ont pas encore été arrêtés. Même le ministère de la justice de la République est infiltré par des groupes corrompus et mafieux.
Peut-être quelques bons samaritains, en gardant l’anonymat, oseraient donner des pistes qui amèneraient les familles à localiser les restes de leurs êtres chers. Où le corps de leur fils, de leur fille ou de leur mari a t-il été enterré. Peut-être a-t-il été brûlé ou réduit en pozole (soupe) ? Mais le temps passe et il n’y a aucune réponse positive. La seule chose qu’il leur reste à faire est de continuer à chercher où il se trouve. Par exemple, les femmes pisteuses du collectif « Sabuesos guerreras A .C » [Limiers guerrières], quand elles reçoivent des informations sur l’existence de fosses clandestines, se dirigent immédiatement vers le lieu indiqué pour voir si elles trouvent « leurs trésors perdus ». Après avoir repéré l’aspect anormal du terrain, avec leurs pelles, leurs râteaux et leurs bêches, elles entreprennent de retourner la terre dans l’espoir de trouver des indices de leurs êtres chers : des os, des squelettes, des crânes. « Les os sont de bons témoignages bien qu’ils parlent à voix basse ne mentent pas et n’oublient jamais ». Alors si ce qui a été trouvé est révélateur elles font appel au Tribunal général de l’État, à la Commission nationale et d’État de recherche des disparus et aux Services de médecine légale pour qu’ils se chargent de la levée des cadavres. Trouver le corps de la victime est la seule possibilité de soulager la douleur de la famille. Entre 2018 et 2020 plus de 1 700 corps ou ossements ont été sortis de fosses clandestines.
Les familles remuent ciel et terre auprès du parquet, dans les services de médecine légale, les hôpitaux pour savoir où ils sont, ce qui leur est arrivé. Mais sans résultat et la personne disparue devient un simple numéro de dossier. Dès lors ce ne sont que des fantômes qui errent éternellement dans les limbes. A-t-on vu pire humiliation ! Devoir rechercher ses êtres chers parmi des morceaux de chair humaine, en retournant des cadavres à l’état de décomposition avancée, des squelettes ou des os brisés. Le pire est l’odeur nauséabonde qui tord les tripes. Après les exhumations il s’agit de classer les ossements, de jambe, de bras ou une tête, il faut tenter de les comparer pour voir s’ils correspondent à l’anatomie d’un fils, d’une fille, d’un père. Alors, dans les morgues les légistes, accomplissant une tâche proche de celle du Docteur Frankenstein, tentent de recomposer des corps méconnaissables pour les remettre à leurs familles. Il est certain qu’il est impossible de les identifier sans preuve ADN. À la Banque des données génétiques on recueille des échantillons de sang des parents pour voir si le résultat coïncide avec celui du mort. Ensuite on communiquera aux membres de la famille le résultat positif ou négatif. Comment est-on arrivé à une pareille boucherie ? Un holocauste qui ne peut avoir lieu que dans un pays en guerre mais difficile à comprendre en temps de « paix ». Tout à coup une femme s’écrie, ces os sont ceux de mon fils ! On l’a enfin retrouvé ! Est-ce vraiment là une bonne nouvelle ? Même si cela semble incroyable, oui, en vérité, car c’est la fin de tellement de souffrances et d’incertitude ; dès lors on peut organiser une veillée funèbre et les rituels de l’enterrement chrétien. Il y a désormais une tombe sur laquelle pleurer.
Sans aucun respect on remet souvent aux familles des cercueils scellés en affirmant qu’il renferme les restes de leurs êtres chers. Comme personne n’a confiance dans la parole des fonctionnaires on les ouvre à grands coups de marteaux. Mais cette tête n’est pas celle de ma fille ! Le plus humiliant est d’observer ces corps martyrisés, portant des signes de tortures atroces ; les uns mutilés, d’autres décapités. Des morts à un niveau industriel dont le nombre augmente sans cesse chaque jour et qui ne sont pas près de diminuer.
Cela va bien au-delà du cauchemar : des corps empaquetés, emballés, ensevelis, démantelés. « Le Mexique tout entier est une fosse commune, un immense, un gigantesque cimetière et où que tu ailles tu vas marcher sur les corps de milliers de disparus », dit Margarita López, mère de Yahaira séquestrée en 2011 qui a été torturée et violée durant dix jours puis décapitée dont les restes ont été enterrés dans la sierra de Oaxaca.
« Je suis Karla, j’a été séquestrée à Acapulco (Guerrero), aidez-moi à rentrer chez moi. Si tu sais quelque chose de moi, préviens ma mère qui est désespérée ». Entre 2018 et 2020, ont disparu 3 650 femmes (fillettes et adolescentes) et sans aucun doute leur avenir n’est autre que l’exploitation sexuelle et la pornographie enfantine. Ou bien, malheureusement elles ont été violées et pour effacer toute trace du délit on les a tuées et enterrées dans une fosse commune.
Encore un jeune garçon qui a été « enlevé » (euphémisme pour séquestré), encore une adolescente qui est sortie de chez elle et n’est plus revenue, aspirés par une force surnaturelle qui les a fait se volatiliser car depuis lors on ne sait rien d’eux. Les membres de la famille, les amis se lancent dans des recherches, examinent leur téléphone portable, les enregistrements de caméras de surveillance, passent des appels, pour essayer de joindre un témoin. Est-ce une opération des cartels ou celle d’une bande de délinquants ? Était-il, était-elle menacé ? Est-ce une vengeance ? Le non-paiement d’un loyer ? Extorsions ou séquestrations ? Dans certaines occasions les ravisseurs envoient à la famille des lettres avec des doigts et des oreilles amputés et exigent le paiement d’une rançon « dans les plus brefs délais » sous peine de représailles.
Tant de disparitions de femmes et d’adolescentes, aurait-il un rapport avec la traite des blanches ? On ne sait rien, tout n’est que pure supposition ou spéculation. On pense que parfois untelle est partie de son plein gré. Est-elle partie avec son fiancé ? Était-elle enceinte et partie pour ne pas l’avouer à ses parents.
Durant des décennies on a opté pour l’offensive policière ou militaire comme seule solution pour lutter contre la délinquance. Une stratégie qui a engendré encore plus de violence et de morts, comme cela fut le cas durant les six années de la présidence de Calderón. Il semble qu’il est plus rentable de maintenir cette guerre de basse intensité qui rapporte aux cartels, aux trafiquants d’armes et à leurs complices « en cols blancs ».
Les citoyens réclament une main de fer et une tolérance zéro, l’augmentation du recrutement des forces et le doublement du budget de la sécurité. Il faut absolument pacifier le pays et si les attentes ne sont pas satisfaites ils seront dans leur droit s’ils s’arment pour défendre leur vie et leurs biens. Mais la spirale de la violence s’étend et il est apparemment plus rentable de maintenir cette guerre de faible intensité qui rapporte aux cartels, à l’appareil militaire, politique policier et aux trafiquants d’armes. L’équation est très simple : plus il y aura de trafic de drogues aux États-Unis, plus il y aura de violence au Mexique.
Quand il a été élu en 2018, le président López Obrador a déclaré qu’il changerait la stratégie répressive pour la philosophie humaniste des baisers et embrassades, fini les fusillades. C’est-à-dire la politique de la non-violence, du dialogue et du respect des droits humains. En outre, durant sa campagne, il a promis de démilitariser le pays : « Que les troupes rentrent dans leurs casernes ». Mais face à l’avancée incontrôlée de la délinquance organisée et des cartels il n’a pas eu d’autre solution que de créer la Garde nationale, avec un effectif de 100 000 hommes. Le gouvernement pour sauver la 4T [quatrième Transformation] a préféré fonder une « République militaire centralisatrice ». Pour pacifier le pays il faut mobiliser plus de policiers, plus de police fédérale, plus de militaires qui patrouillent en permanence dans les rues, il faut construire plus de prisons et durcir les peines. La réinsertion sociale est un échec car les délinquants après avoir purgé leurs peines sont remis en liberté et récidivent.
Dans une tentative pour éduquer les citoyens afin qu’ils ne dévient pas du droit chemin le Secrétariat de l’éducation publique du Mexique a réédité le Cahier de morale d’Alfonso Reyes [Cuartilla moral], avec un tirage de 8 500 000 exemplaires. « Il faut construire un futur plus prometteur ». Le parti du gouvernement insiste sur le fait qu’on peut vaincre l’insécurité grâce à des programmes d’éducation ou de culture et l’octroi d’aides économiques à l’intention des plus pauvres. C’est sans doute la recette idéale pour forger un être humain nouveau et équilibré. « Heureusement l’être mauvais par nature dans bien des cas peut être éduqué et, disons-le, apprend à devenir bon. La décadence que nous subissons depuis de nombreuses années est le fruit autant de la corruption du régime et du manque d’opportunités d’emploi et l’impossibilité de satisfaire les besoins de base que de la perte des valeurs culturelles, morales et spirituelles ». « La paix et la tranquillité sont le fruit de la justice ».
L’État par une politique d’aide tente de pallier ces déficiences structurelles en attribuant des dons ou des aumônes, que sont les Bourses aux Jeunes qui écrivent l’avenir, NINIS (jeunes qui ni étudient ni travaillent), une aide à la formation en entreprise de 3 748 pesos mensuels, pour les étudiants, de 4 800 pesos pour un semestre, les Bourses Benito Juárez de 1 600 pesos tous les deux mois. Le prolétariat devra se contenter du salaire minimum (123 pesos par jour ou 6 dollars) pour assurer sa survie. Le Secrétariat du développement social précise que le facteur économique est fondamental pour expliquer la multiplication des groupes de délinquants. La société capitaliste néolibérale les condamne à être marginalisés éternellement. Mais il est certain que les riches incitent davantage les pauvres à la délinquance car ils ont dans leurs mains le pouvoir politique et économique.
La délinquance organisée et les cartels recrutent des jeunes sans emploi en leur offrant un « métier » bien rémunéré dans des entreprises de sécurité, ce qui n’est qu’une façon de les appâter pour les embrigader dans les rangs de leurs armées particulières.
Le collectif des Chercheuses de Guanajuato a révélé qu’il existe un plan de recrutement forcé de mineurs de la part des cartels.
Par exemple les « faucons » des cartels gagnent 8 000 pesos par mois et, s’ils tuent, la somme s’élève à 15 000 pesos. Les sicaires du Mencho gagnent 2 000 pesos par mois et 500 000 pesos s’ils prennent de grands risques. Les plus expérimentés sont récompensés par des maisons, des ranchs, des femmes ou des voitures de luxe. Que peut-on créer dans ces ambiances sordides privées d’écoles et de bibliothèques et où sont nombreux les repères clandestins, les discothèques ou les bordels ? Il y a d’autres moyens plus pratiques pour gagner sa vie : procure-toi une moto et un revolver et fais la loi. Plus on est oisif plus on a du temps pour imaginer le prochain coup. La publicité les éblouit de ses milliers d’offres tentantes qu’ils peuvent difficilement se payer avec quelques misérables pièces de monnaie en poches.
L’insécurité est d’une telle ampleur qu’au moment le plus inattendu, sur n’importe quelle route, des hommes cagoulés qui portent des armes de longue portée placent un barrage clandestin et te font alors descendre de voiture et t’interrogent : « Où allez-vous ? Parfois ils exigent simplement des automobilistes de payer une somme d’argent ou un péage pour continuer. Dans d’autres occasions ils les « enlèvent » ou les séquestrent. Les « détenus » sont transférés, les yeux bandés, vers une maison de sécurité où ils sont confinés dans une cellule ou un cachot. Ils sont entrés dans une autre dimension où ils seront utilisés comme jouets pour des rituels sataniques. Ils sont coupables d’on ne sait quoi et doivent être punis.
Et cruauté suprême et sans préambule on leur annonce qu’ils seront sacrifiés à la Santa Muerte, la Dama blanca [1]. Dans une orgie de drogues et d’alcool, suivant un rituel on inflige d’abord aux victimes des tortures, on leur crache au visage, ils sont roués de coups de bâtons ou brulés avec des cigarettes. Ce sont les pratiques classiques sadomasochistes de rigueur parce que si Jésus-Christ a souffert l’indicible sur la croix maintenant les captifs vont endurer dans leur propre chair le chemin de croix. C’est ce qui s’est produit il y deux mois à Chapala quand une opération du Tribunal spécialisé dans la recherche des personnes disparues a permis de localiser huit personnes, six hommes et deux femmes, qui étaient privés de liberté dans une propriété ou maison de sécurité où ont été découverts différents types d’armes lourdes et une flottille de camionnettes de narcotrafiquants. Selon leurs déclarations les personnes libérées devaient être assassinées le lendemain, puis enterrées dans une fosse qu’elles avaient elles-mêmes creusée. Indubitablement nous sommes en train d’écrire des histoires sinistres qui pourraient bien servir d’inspiration aux auteurs de romans noirs.
Le culte de la mort est très ancré dans la société mexicaine. Le peuple s’est approprié l’inframonde : la Sainte mort ou la Dame blanche, les Catrinas [2] sont les reines du Mictlán [3] et les épouses des morts. Tuer ou torturer est devenu un divertissement effrayant qu’on enregistre dans son téléphone portable pour faire circuler ensuite ses exploits sur les réseaux sociaux. Un exhibitionnisme aberrant qui alimente les instincts sadomasochistes les plus sauvages. Les narcos rendent un culte aux déités sataniques afin de devenir puissants et immortels et être épargnés par les balles des ennemis : « Ange gardien protège-moi et aveugle-les pour qu’ils ne puissent pas tirer sur moi ». Exactement 3h33 du matin est l’heure que choisissent ses fidèles comme l’« heure du diable », le moment de la puissance maximale du mal ». Lucifer a alors besoin de sang frais. C’est ce qui est arrivé dans le quartier de tous les dangers de Tepito là où la police a découvert un autel des narcos consacré à la Santa muerte avec des restes humains, des crânes, des ossements et un squelette. Ce ne sont pas les scènes les plus dépravées encore de cannibalisme qui manquent et qui ne peuvent être inventées que par des esprits malades de psychopathes, de hyènes ou de vautours, qui ont perdu leur condition d’humains. On exécute une personne et on la découpe comme si c’était du bétail qu’on désosse à l’abattoir. Il n’y a pas la moindre once de compassion et on la torture jusqu’à ce qu’elle implore de mourir. Au Mexique existe une grande attirance pour la nécrophilie, cet amour pour Thanatos prend ses origines dans des temps immémoriaux comme le prouve la découverte archéologique la plus récente dans le Templo mayor de la ville de Mexico, qui est le symbole d’une reconnaissance de pouvoir et de principe belliqueux à Huitzilopochtli, la déité la plus importante des Aztèques.
Particulièrement dans ces zones isolées des quartiers périphériques, au moment le plus inattendu – que ce soit de jour ou de nuit – l’ange exterminateur part en chasse à la recherche de victimes propitiatoires. Comme lors d’un couvre-feu, les habitants se retranchent dans leurs foyers car ils savent déjà que Lucifer avec sa faux va leur asséner traitreusement un coup mortel. Et sauve qui peut. Les chefs du CJNG (Cartel de Jalisco nouvelle génération) déclarent avec fierté : « Ici personne n’entre, c’est nous qui commandons ». C’est un décret sans appel pour socialiser la peur. On entend au loin le hurlement des sirènes des patrouilles de police, les chiens aboient pour défendre leurs territoires tandis que les habitants se signent en suppliant la vierge de la Guadalupe de les protéger et de les épargner. La stratégie des cartels est de semer la terreur pour maintenir leur pouvoir sur leur zone d’influence. Les fauves séquestrent, frappent et assassinent de sang froid sans que leur main tremble. La nuit nous appartient. Que personne ne bouge. Restez chez vous. Ils exercent ainsi un contrôle social sans précédent.
Les enfants des banlieues les plus misérables ne sont plus des enfants car ils deviennent très tôt des adultes. Des millions d’enfants et de jeunes ne sont pas scolarisés ou s’absentent de l’école, démotivés, ou se voient obligés de travailler pour contribuer à aider leur famille. Ils appartiennent à des familles déstructurées, avec des parents au chômage ou alcooliques ou sont orphelins, sous la responsabilité d’un tuteur, et sont victimes de violences domestiques. Presque 3 millions d’étudiants ont déserté les centres éducatifs à cause de la pandémie du coronavirus. C’est la raison pour laquelle ils cherchent dans la rue l’affection et la protection de groupes ou de bandes. Ce sont les candidats parfaits pour grossir les rangs des maras, bandes de délinquants. C’est ainsi que se forment progressivement les futurs sicaires, garçons ou filles – car dans les bas-fonds s’impose aussi l’égalité des genres. Bien évidemment la relève générationnelle est assurée car au cours des affrontements on meurt jeune. Le Mexique est le cinquième pays pour le chiffre de population juvénile.
Les cartels ont recruté 75 000 mineurs. C’est pour eux la seule issue pour échapper à la pauvreté car, par les moyens légaux, il est quasiment impossible de sortir de ce puits sans fond. Ils rêvent de rivaliser avec les chefs fameux comme le Chapo Guzmán, Caro Quintero, le Mencho, le Mayo Zembada. Car « être délinquant est le moyen de progresser dans la vie ».
Encadrés par des maîtres confirmés, ils apprennent à manier habilement les fameux « cornes de chèvre » AK47, les Barrett.50, les RPG 27, les Browning M2. Les armes à la main ils acquièrent un pouvoir extraordinaire qui les élève au rang de vengeurs. Et pour leur inculquer l’obéissance les maîtres les incitent à l’addiction aux drogues et à l’alcoolisme. Alors, comme par magie, ils deviennent des guerriers invincibles ou des psychopathes assoiffés de sang. Au lieu d’appuyer sur le bouton d’une console de jeu, ils appuient sur la gâchette d’un AK47 et font un massacre. On tue et on liquide au rythme du reggaeton ponctué par les tirs. L’homicide est la stratégie principale des bandes de délinquants pour gagner un territoire. Les sociologues et les psychologues tentent de comprendre ce mal d’une telle ampleur. Le milieu urbain oppressant déclenche des maladies mentales : psychose, squizopfrénie, paranoïa, trouble de la personnalité. Sous l’emprise de l’alcool ou esclaves de leurs addictions ils n’ont rien à perdre. Quel type d’individu est capable de violer une petite fille, de l’assassiner et, comme si c’était un objet périssable, de jeter ses restes aux ordures ? C’est tuer pour tuer sans aucune raison, comme un simple passe-temps.
Les recrues, selon leurs aptitudes et leur précision au tir, gravissent les échelons de la pyramide hiérarchisée de l’organisation. De sicaires ils deviennent opérateurs financiers, de là narcos juniors, ensuite grâce à leurs « bonnes notes », ils montent jusqu’à chef de territoire et les plus vaillants deviendront un jour d’éminents capos ou patrons. Les bandes ou « maras » ont leur propre territoire aux frontières bien définies et qu’il faut respecter. La vente au détail de drogue est un négoce très florissant car le nombre des consommateurs au Mexique est en hausse ; les addictions à la marijuana inhalable, à la cocaïne, au crack, aux pilules de synthèse ou à l’héroïne ont augmenté de 300% ces dernières années. Désormais la consommation interne des stupéfiants rapporte autant que le marché des États-Unis ou d’Europe. La crise du coronavirus a déclenché une fièvre de consommation de drogues de synthèse car c’est un moyen d’atténuer la dépression et la solitude.
La presse à scandale se sert des faits divers pour augmenter sans cesse ses ventes. Il y a quelques semaines les journaux à gros tirage ont publié en première page la photo d’une petite charrette qui transportait un sac dans lequel se trouvaient les restes de deux enfants indiens mazahuas qui avaient été démembrés par la Anti Unión car elle les avait soupçonnés de participer à la vente au détail pour le compte du cartel Unión Tepito. Les auditeurs, les spectateurs, réclament plus d’horreur, de sang, de tortures, plus d’assassinats. Que ce soit le cinéma, la télévision, les réseaux sociaux, les séries en streaming, ils font l’apologie de la violence et du crime : le choix est vaste entre « El Patrón del mal », « La Reina del sur », « Sobreviviendo a Escobar », « El Señor de los cielos », « El desconocido », « Enemigo íntimo », « Ascenso y caída del Chapo ». La société elle-même tolère, encourage et facilite le style de vie des narcos : elle danse sur des narco-corridos et elle les chante ou elle se divertit en regardant des narco-séries à la télévision.
Les bulletins d’information relatent les dernières nouvelles on ne peut plus funestes : attention, 9 morts en une heure à Guadalajara, massacre à Guanajuato qui se solde par 12 morts, le 29 août 2020 deux jeunes Karla et Christopher ont été enlevés dans un bar à Azcapotzalco. Rien n’indique qu’ils étaient en train de commettre quelque chose d’illicite dans ce bar où des hommes armés sont entrés, ont tiré sur les clients, les ont enlevés. On ne sait rien d’eux.
On a découvert des fosses clandestines dans la municipalité de Salto (Guadalajara) qui contenait 130 corps dans des sacs (la découverte la plus importante de l’histoire de cet État.
Le nombre de cas de disparitions forcées qui sont déclarées chaque jour au Mexique ne cesse de nous surprendre (selon les statistiques une quinzaine par jour au nombre desquelles 75% de personnes qui ont entre 15 et 30 ans). Dès l’aube les Alertes Amber (recherche urgente) de personnes qui ne sont pas rentrées chez elles ou n’ont pas pu être localisées. Combien de féminicides ont eu lieu aujourd’hui ? Combien de corps jetés dans des sacs a-t-on trouvé aujourd’hui ? Combien d’enlèvements ? Non seulement aujourd’hui car la liste est longue. Il faut remonter aux années précédentes ou à plusieurs décennies. Nous sommes arrivés à un point de non-retour où la banalité du mal régit totalement notre existence. Le narco s’est immiscé dans notre vie quotidienne et nous sommes soumis à son pouvoir. Les citoyens sont devenus insensibles et ont totalement perdu la capacité de sombrer définitivement. Les morts sont devenues la norme et font même partie déjà des traditions et des mœurs. Une chose qui nous conduit inévitablement à la décadence la plus extrême.
Le collectif « A tu Encuentro » [À ta rencontre] de Guanajuato fait savoir : « nous sommes toujours à la recherche du buste de notre camarade Fatima, de la jambe de Juan Carlos. Aujourd’hui malheureusement on nous a remis seulement le crâne du fils de doña Celia. Mais nous n’avons pas trouvé le corps. Tout cela veut dire que les recherches ne sont pas finies car pour donner une sépulture chrétienne il faut que le corps soit entier ».
Que peut-on attendre de l’avenir avec 55% de la population appauvrie et une minorité d’oligarques et de grands propriétaires indifférents à ce processus chronique dégénératif de mort et de terreur ? Il ne nous reste que la résignation à l’autodestruction.
Carlos de Urabá est un écrivain et réalisateur d’origine colombienne.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.alainet.org/es/articulo/210910.
[1] La sainte mort, la Dame blanche : personnification de la mort à qui les Mexicains vouent un culte, et dressent des temples – NdlT.
[2] La Catrina est une représentation de la mort créée par José Guadalupe Posada et reprise dans une fresque de Diego Rivera – NdlT.
[3] Royaume des morts – NdlT.