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DIAL 3583 - Dossier « Vols de la mort, histoire et mémoire »
ARGENTINE - Fabián Domínguez : « À l’intérieur du pays, il y a beaucoup de pactes de silence sur ce que fut la répression militaire »
Enrique de la Calle
vendredi 18 juin 2021, mis en ligne par
La dernière dictature militaire en Argentine (1976-1983) a fait disparaître près de 30 000 personnes. Les vols de la mort ont été l’une des manières de les faire « disparaître » : les prisonniers étaient chargés dans des avions ou des hélicoptères puis jetés au-dessus de la mer ou d’étendues d’eau. Les trois textes de ce dossier « Vols de la mort, histoire et mémoire », tous publiés par l’Agence Paco Urondo, apportent des lumières sur différents lieux et protagonistes de cet épisode sombre de l’histoire argentine. Ce deuxième texte est paru le 9 juillet 2021 sur le site de l’Agence Paco Urondo. Nous avons coupé quelques passages moins directement liés au thème de ce dossier.
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Fabián Dominguez est professeur d’histoire. Il est en train de terminer une maîtrise en Histoire contemporaine (Université Général Sarmiento). Avec les élèves des écoles où il enseigne il réalise des documentaires sur des histoires récentes, beaucoup liés à Pilar ou plus précisément à Del Viso, la localité où il vit actuellement. Tout au long de sa vie, il a publié des livres sur différentes thématiques, mais tous en liaison avec les droits humains. Parmi eux, on peut mentionner : Bitácora de un clandestino [Journal d’un clandestin], la première biographie de Rodolfo Walsh, publiée quand il travaillait comme journaliste au quotidien La hoja, de San Miguel [dans la province de Buenos Aires]. Avec Alfredo Sayus, il a publié La sombra de Campo de Mayo [L’ombre de Campo de Mayo] sur la maternité clandestine de Campo de Mayo ; Apuntes del horror [Notes de l’horreur], sur la décennie 70 dans le district de Hurlingham, où s’est produit l’assassinat des premiers militants montoneros ; ils ont aussi écrit ensemble un livre inédit sur les dockers et les disparus au sein de cette seule corporation dans le port de Buenos Aires. Domínguez est aussi l’auteur de Los aviones negros [Les avions noirs] (2017), La historia del Partido de la Costa [L’Histoire du District de la Côte] (2018) et Tierra de sombra [Terre d’ombre] (2019).
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Lors d’un dialogue avec l’Agencia Paco Urondo, Fabián Domínguez réalise un parcours par quelques-uns de ses livres [1] dans lesquels il aborde des thèmes complexes et douloureux pour la société argentine, mais importants pour l’histoire comme le sont les vols de la mort. Il recueille surtout les faits locaux d’une petite communauté et enquête sur le mode de répression de l’État à l’intérieur du pays, principalement sur la côte atlantique.
Los aviones negros (Editorial Las Cuarenta, 2017)
Le processus d’écriture
« J’ai publié Los aviones negros en 2017. Ce livre traite des vols de la mort, mais d’un point de vue qui laisse de côté le centre et s’intéresse à la périphérie. Les vols de la mort, on le sait, avaient comme résultat des disparus jetés dans le Río de la Plata, dans la mer d’Argentine et même dans le delta du Paraná. En fait, il vient de s’ouvrir une procédure judiciaire investiguant les cas du Delta qui ne l’avaient jamais été. Ce livre, en outre, porte l’empreinte d’avoir été écrit dans l’arrondissement de La Costa [2] et non depuis un autre lieu. Un lieu qui, en plus, a ses propres disparus : Luis María Satragno, le cousin de Pinky, qui n’en a jamais parlé. Ce jeune homme a été journaliste au quotidien La Nación durant 7 ans et séquestré avec sa belle-sœur. Le 7 juin, Journée du Journaliste, on a posé une plaque commémorative. Ils s’étaient cachés parce qu’il y avait eu une très grande opération en décembre 1977, l’opération « Balai », au cours de laquelle furent séquestrés une grande quantité de dirigeants du Parti communiste léniniste, avec, à Necochea, Mar del Plata et Mar de Ajó des séquestrations postérieures ».
Corps dans la mer
« Pour écrire ce livre, je suis parti de l’arrondissement de La Costa et j’ai commencé par me demander pourquoi les centaines et centaines de disparus lancés à la mer ont-ils disparu, avalés par la mer ou par les poissons, désintégrés. Il y eut cependant des conditions météorologiques qui occasionnèrent que quelques corps finirent sur la côte, au début sur la côte uruguayenne, et plus tard sur la côte argentine, spécifiquement à Pinamar et Villa Gesell. De fait, ils sont enterrés dans des cimetières de la zone comme le cimetière de General Lavalle, celui de General Puyrredón, celui de Villa Gesell. Il y eu aussi des cas dans le Río de la Plata. C’est-à-dire, nous parlons principalement de la côte atlantique, mais dans le Río de la Plata il y a aussi quelques lieux où apparurent des corps comme à Punto Indio, raison pour laquelle le cimetière de Magdalena abrite des restes trouvés sur les plages.
Quand j’ai demandé aux gens de la côte s’il y avait des disparus dans la zone, j’ai obtenu une réponse immédiate. Effectivement, il y avait un disparu et il s’appelle Darío Jerez, séquestré et disparu en pleine démocratie, en septembre 2001. Un fait politique qui est encore d’actualité, étant donné que l’on continue à réclamer son apparition en vie lors d’une marche qui a lieu chaque mois de septembre. À ce moment-là gouvernait le radicalisme et ce fait est lié à des membres du gouvernement. De fait, il y a un jugement avec quelques accusés. C’est-à-dire, c’est comme s’il n’y avait pas eu de disparus durant la dictature dans l’arrondissement de La Costa. Il a donc fallu ramer un peu parce que l’on ne parlait même pas des corps.
Un important travail de recherche à l’intérieur est nécessaire parce qu’il y a beaucoup de pactes de silence scellés par la peur et ce n’est que depuis peu qu’il y a de nouvelles générations disposés à les enfreindre. Un cas emblématique est celui du cimetière de General Lavalle qui, depuis 2017, est considéré lieu de mémoire. Cela a été rendu possible grâce à un groupe d’enfants du collège secondaire qui firent des recherches en prenant mon livre comme matériel et beaucoup d’autres sources et lancèrent un projet d’ordonnance au sein du Conseil délibérant pour qu’il soit considéré lieu de mémoire. On organisa une session publique en dehors du tribunal pour qu’assistent les habitants, les élèves, les autorités, entre autres. Ce fut un évènement inédit ».
Un peu d’histoire
L’arrondissement de La Costa a une situation particulière : il naît vers 1978 comme un caprice de la dictature. Cet arrondissement faisait partie de General Lavalle, un territoire immense consacré aux travaux agricoles, vu que l’on considérait que les plages étaient un lieu qui ne générait aucun type de profit, mais que tout le district devait financer ces localités balnéaires qui ne pouvaient rapporter qu’en été. Alors, prenant en compte cette réclamation civile des propriétaires terriens, la dictature décida de créer les arrondissements urbains et c’est ainsi que naissent les arrondissements urbains Villa Gesell et Pinamar – détachés de General Pueyrredón –, l’arrondissement urbain Monte Hermoso et l’arrondissement urbain de la côté ou, plus exactement, les municipalités urbaines de la côte dans le giron de General Lavalle.
Pendant la dictature, celles-ci se transforment en arrondissements pour que leurs habitants puissent voter parce que la forme juridique de la municipalité urbaine n’existait pas, moyennant quoi les habitants faisaient partie de General Lavalle. Elles devinrent alors une nouvelle municipalité de 100 km de long et 2 km de large, c’est-à-dire 20 pâtés de maison, de la route 11 à la mer. Ces caractéristiques font qu’ils ne peuvent avoir d’industries, d’élevage, d’agriculture et de cimetière à cause de leurs conditions géographiques. Cette situation faisait que tous les corps qui apparaissaient sur les plages finissaient enterrés à General Lavalle, quoique ses habitants considérassent que ce n’était pas un problème qui les concernait, et à leur tour les gens de l’arrondissement de La Costa considéraient que ce n’était pas non plus leur problème, mais celui de la mer qui avait vomi les corps sur les plages.
Quand nous parlons de l’arrondissement de La Costa, les localités les plus importantes où apparaissent ces corps sont : San Clemente, bien au nord, précisément là où termine le Río de la Plata et commence la mer d’Argentine. Au centre il y a Santa Teresita, et au sud, Mar de Ajó. Ce sont les trois localités principales, mais il faut préciser qu’entre elles il y a d’autres localités comme Las Toninas, Mar del Tuyú – capitale du district –, Aguas Verdes, Costa del Este, San Bernardo et Nueva Atlantis, née en démocratie. Ce sont 14 localités au total. Les cas les plus cités sont les corps apparus à Santa Teresita, qui furent enterrés au cimetière de General Lavalle, et qui s’avérèrent être les premières Mères de la Place de Mai, séquestrées le 8 décembre 1977 dans l’église de Santa Cruz. Pour ce cas, il y a une procédure judiciaire et c’est la première condamnation de pilotes de vols de la mort liés à l’ESMA [3].
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– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3583.
– Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
– Source (espagnol) : Agencia Paco Urondo, 9 février 2021.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Nous n’avons conservé ici que la présentation du premier des ouvrages évoqués – note DIAL
[2] La province de Buenos Aires compte 135 arrondissements, ou partidos.
[3] École de mécanique de la Marine.