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DIAL 3584 - Dossier « Vols de la mort, histoire et mémoire »

ARGENTINE - « Mon père a participé comme anesthésiste aux vols de la mort, en injectant des tranquillisants aux victimes pour les endormir »

Agence Paco Urondo

vendredi 18 juin 2021, mis en ligne par Dial

La dernière dictature militaire en Argentine (1976-1983) a fait disparaître près de 30 000 personnes. Les vols de la mort ont été l’une des manières de les faire « disparaître » : les prisonniers étaient chargés dans des avions ou des hélicoptères puis jetés au-dessus de la mer ou d’étendues d’eau. Les trois textes de ce dossier « Vols de la mort, histoire et mémoire », tous publiés par l’Agence Paco Urondo, apportent des lumières sur différents lieux et protagonistes de cet épisode sombre de l’histoire argentine. Ce troisième texte a paru le 4 juillet 2019 sur le site de l’Agence Paco Urondo.


Pablo Verna, membre du collectif Histoires désobéissantes, intégré par des fils de génocidaires décidés à rompre avec l’obligation de silence, revient sur le témoignage qu’il a effectué le 2 juillet 2019 lors du procès sur la répression de la Contre-offensive de l’organisation des Montoneros en 1979-1980. Il a expliqué les motifs qui l’ont conduit à effectuer la dénonciation et comment il a appris les faits aberrants.

Le mardi 2 juillet Pablo Verna a déposé au procès autour de la Contre-offensive. Il a raconté devant les juges ce que son père – l’ex-capitaine de l’armée de terre Julio Verna – avait admis en privé, mais jamais devant la justice : qu’il avait participé en tant qu’anesthésiste aux vols de la mort durant la dernière dictature civico-militaire, en injectant des tranquillisants aux victimes pour les endormir. En dialogue avec Radio 10, Verna raconte : « Je l’ai appris parce qu’il y a un autre membre de la famille qui a révélé ce secret à propos duquel j’interrogeais et suspectais de plus en plus. À tel point que mon père m’a répondu : “Écoute, ne me pose plus de questions parce que je ne vais pas te fournir d’informations, ni des dates ou des lieux, rien de rien…”. Telles furent les limites à mes questions jusqu’à ce qu’un autre membre de la famille, courant 2013, révèle finalement le secret, qui n’était plus la participation de mon père, j’en avais déjà eu confirmation en 2009, mais son mode de participation. »

« Avec cette information je l’ai interrogé une fois de plus et ce fut la dernière occasion où j’ai eu une discussion longue avec lui, une conversation qui fut très tendue… ajoute Verna. Lors de cet entretien, il l’a d’abord nié, puis il l’a admis et s’est finalement mis à le justifier et à essayer de m’imposer de garder cela pour moi, sans le transmettre, pas même à mon épouse. Quelques mois ont passé et j’ai décidé de faire la dénonciation au secrétariat des droits humains. »

Obligation de silence

« Cette obligation de silence que j’avais subie au sein de ma famille d’origine n’a rien à voir avec le pacte de silence qu’ont les militaires entre eux, parce qu’à nous – à beaucoup de camarades qui vécurent des situations similaires – cette obligation nous a été imposée. J’ai décidé de la rompre et de ne pas être complice, pas bien sûr à un niveau juridique mais à un autre niveau, vu que cela aurait impliqué d’accepter cette imposition de silence… », a déclaré Verna.

« Comme nous le savons tous, les mères, les membres des familles et les survivants veulent savoir quel fut le destin de leurs êtres chers, poursuivit Verna. Et à ce silence que gardent les militaires, à cette disparition qu’ils continuent à commettre chaque jour qui passe… je ne vais pas me rendre complice en aucune façon. Et le peu que je suis en mesure de savoir sur ce génocide terrible qu’a subi non seulement notre pays, mais toute l’humanité, le peu que je pouvais apporter en matière de mémoire, vérité et justice, je voulais le faire ».

Verna commente qu’à sa connaissance son père n’a jamais été convoqué par la justice. « Il est médecin et travaillait dans l’armée de terre, il était ces années-là à l’hôpital de Campo de Mayo. Il n’a pas suivi la carrière militaire mais il avait déjà acquis le grade de capitaine », a-t-il raconté.

Anesthésiste de la mort

« C’était lui qui les anesthésiait avant de monter dans les avions. Mais il voyageait aussi à bord des avions – parce qu’une partie de ce qu’on a appris quand ce secret a été révélé est qu’il y avait un médecin qui voyageait à bord des avions et que son rôle se limitait à faire des injections, mais il était là en fait pour répondre à tous les besoins qui pouvaient se présentaient, si quelqu’un tombait malade ou si quelque chose survenait », précise Verna.

« Il est très difficile d’admettre complètement que ces choses aient pu arriver…, explique Verna. J’ai 46 ans. J’avais des soupçons de la participation de mon père aux tortures. Mais pas précisément aux vols de la mort, jusqu’à ce que ce secret soit révélé ».

Consulté pour savoir s’il était parvenu à interroger son père sur le nombre de personnes qu’il avait envoyées à la mort, Verna répond que « non, mais quand ce secret a été révélé, il a filtré qu’en une occasion ce furent 4 personnes, en une autre 5 et en une autre occasion, un couple… Et lors d’une autre conversation avec un autre proche j’ai appris qu’une fois ce fut une famille entière (qui pourrait avoir été ce couple, je ne sais pas). Je n’ai jamais pu obtenir davantage de précisions ».

Un pas en avant

« Quand je me suis trouvé face à cette réalité et que j’ai décidé de rompre cette obligation de silence, j’ai découvert que le code de procédure pénale de la Nation comporte des interdictions de déclarer ou de dénoncer des membres de sa famille, à moins que le délit ait été commis contre la personne concernée ou contre un membre de la famille ayant le même degré de parenté ou un degré de parenté plus proche. J’ai dit alors que “la même obligation de silence se retrouve dans la législation pénale…” », fait remarquer Verna.

« Le cas de Vanina Falco a créé un précédent au niveau judiciaire : elle a déposé en faveur de son frère Juan Cabandié et contre le père. Dans ce cas, l’une des raisons prises en compte est que ces normes du code de procédure pénale ont été mises en place à l’époque dans le but de dispenser l’État du devoir de poursuite pénale des délits pour respecter une autre supposée obligation constitutionnelle, qui est la protection de la famille. Dans ce cas évoqué, les juges ont considéré que puisque le lien était rompu entre elle et son père, ces prohibitions n’avaient plus aucune raison d’être appliquées ».

« Avant ma déposition, la défense s’est opposée à ce que je sois convoqué à la barre, signale Verna. J’ai fait ma déposition devant le Tribunal oral fédéral n°4 de San Martín et cela a causé un énorme débat autour de cette question. Indubitablement, cela a créé un précédent et cela ouvrira sûrement des portes pour ce que d’autres personnes sachent que la justice est disposée à écouter ».

Verna raconte qu’il n’a plus reparlé avec son père. « Avec ma famille il y a eu quelques occasions. Et bien sûr, tout cela a eu un impact émotionnel très important ».

« Je pense que j’avais la responsabilité d’apporter cela, et c’est ce que j’ai pu faire en 2013, ajoute-t-il. Avec ensuite tout ce qu’implique de dénoncer publiquement ces faits. Qui bien sûr sont un apport en matière de vérité et de mémoire. Mais en matière de justice aussi, un grand pas a pu avoir lieu avant-hier, avec encore certaines résistances – parce qu’un des trois juges a voté contre… Sur ce point, il y avait d’autres précédents – il y a le cas de Quijano, le fils d’un génocidaire de Córdoba, et celui d’Érika Lederer. Mais leur déclaration testimoniale a été reçue après la mort de leurs pères. Cela veut dire qu’il était impossible qu’ils soient accusés ou qu’ils le soient plus tard, parce qu’ils étaient déjà morts ».


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3584.
 Traduction de Sylvette Liens pour Dial.
 Source (espagnol) : Agencia Paco Urondo, 4 juillet 2019.

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