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Opinion
ARGENTINE - Les îles et le rocher
Daniel Campione
mercredi 27 avril 2022, mis en ligne par
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4 avril 2022 - À des milliers de kilomètres de distance deux situations coloniales persistent de nos jours. La Grande-Bretagne conserve les derniers restes d’un empire perdu, au détriment des souverainetés de l’Argentine et de l’Espagne.
Gibraltar, connu aussi comme « le promontoire » ou « le rocher » est un tout petit territoire de six kilomètres carrés seulement, situé à l’extrémité sud de la péninsule ibérique, sur le détroit du même nom. Il est la porte d’entrée, depuis l’océan Atlantique, sur la mer Méditerranée.
Les « Malouines » est le nom abrégé qui désigne autant l’archipel de ce nom que les autres îles d’une superficie inférieure, dans l’Atlantique sud, en face de la côte de l’Argentine.
Ces deux territoires, très éloignés l’un de l’autre par leur géographie, comme sous d’autres aspects, ont en commun d’être occupés depuis des siècles par la Grande-Bretagne.
La conquête de ces deux territoires remonte aux temps où le Royaume-Uni était la première puissance commerciale du monde et étendait son empire colonial sur un territoire de plus en plus vaste.
De nos jours, alors que ce pouvoir colonial est une situation qui remonte au passé, il conserve cependant sa domination sur ces deux territoires.
Distants et avec de nombreux points communs
Autant les Malouines que Gibraltar, sont parmi les cas uniques où les territoires sujets à la décolonisation ne sont pas considérés comme objet du principe de libre détermination des peuples.
La situation des espaces coloniaux est encadrée par une résolution de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), la 1514, adoptée en 1960, se référant au processus de décolonisation.
La clause première de cette résolution établit que « la sujétion des peuples à une soumission, une domination, et une exploitation étrangère, constitue un déni des droits humains fondamentaux, est contraire à la Charte des Nations unies et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiales ».
La condamnation générale de toute situation de type colonial, est suivie du second point de la résolution qui établit le principe de libre détermination. « Tous les peuples disposent du droit à la libre détermination ; en vertu de ce droit, ils décident librement de leur condition politique et se chargent librement de leur développement économique, social et culturel ».
L’application de ce principe a conduit généralement à l’indépendance des colonies concernées.
Plus avant, la sixième clause a trait à une circonstance incomprise de la notion de libre détermination : « Toute tentative de briser totalement ou partiellement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les termes et les principes de la Charte des Nations unies ».
Dans cette déclaration ne figure pas le présupposé d’un peuple entier soumis à un pouvoir extérieur, mais bien l’amputation du territoire d’un État déjà souverain, un moyen à son tour de briser « l’unité nationale ». Dans ces cas-là, l’exercice d’autodétermination ne fonctionne pas, en revanche il faut demander de restitution au pays lésé du territoire dont il a été privé à un moment donné.
Deux exemples seulement sont à classer clairement dans cette dernière catégorie : Gibraltar et les îles Malouines. Ces deux territoires ont fait l’objet d’une appropriation par la conquête, avec déploiement de forces militaires, entraînant la rupture de la souveraineté de l’Espagne et de l’Argentine.
Sur la base de la résolution 1514, d’autres dispositions ont été émises par l’ONU qui ont entraîné l’établissement de négociations avec le Royaume-Uni pour parvenir à une solution, en tenant compte des « intérêts » de la population de ces territoires. Le fait d’imposer la sauvegarde d’intérêts, et non la volonté des populations, est un corollaire de l’exclusion de la libre détermination.
Les résolutions émises dans la continuité de la première exhortent, par exemple, dans le cas de l’Argentine, à « poursuivre sans attente les négociations… dans le but de trouver une solution pacifique au problème, en tenant compte comme il se doit des dispositions et des objectifs de la Charte des Nations unies et de la résolution 1514 (X) de l’Assemblée générale, ainsi que des intérêts de la population des Malouines (Îles Falkland) ».
Un point est commun tant pour ce qui est de Gibraltar que des Malouines : la Grande-Bretagne n’a pas respecté les dispositions et a tenté d’appliquer unilatéralement le principe de libre détermination, en contrevenant ouvertement aux dispositions de l’ONU.
Les référendums respectifs ont prétendu établir la décision des habitants de rester sous la souveraineté britannique. Il y en a eu deux à Gibraltar, le premier en 1967 et le second en 2002. Aux Malouines un seul en 2013.
Comme cela était évidemment prévisible, toutes ces consultations ont donné des résultats écrasants en faveur de la persistance de la souveraineté britannique. C’est logique, car il s’agit de consulter des sujets de la Grande-Bretagne qui dans leur majorité en sont issus, parlent sa langue et s’identifient à sa culture.
En guise de complément à la prétendue ratification de souveraineté, le Royaume-Uni a octroyé la citoyenneté britannique pleine et entière aux Malouins et aux Gibraltariens.
Un expert espagnol, Antonio Remiro Brotóns affirme que « Les Malouines et Gibraltar sont les deux cas uniques supposés pour lesquels ne s’applique pas à une population coloniale la libre détermination, car cette population est considérée comme une création de la puissance qui administre le territoire non autonome ».
Ce qui renvoie au fait historique qui serait que les populations qui y étaient implantées au moment de la conquête ont été déplacées et remplacées par d’autres populations, en provenance de la puissance usurpatrice ou qui y ont été établis par la volonté de celle-ci.
La domination britannique se consolide aussi dans l’actualité par la possession d’importantes ressources économiques dans les deux colonies. « Le rocher » est devenu le siège d’entités financières et autres entreprises, avec des caractéristiques proches de celles des paradis fiscaux.
L’exploitation des ressources de la pêche et des ressources énergétiques dans l’Atlantique sud a fait des îles un domaine de gains substantiels.
Les similitudes existant entre le cas de Gibraltar et celui des Malouines n’empêchent pas d’observer les différences entre ces deux processus coloniaux.
Les différences sont importantes : Gibraltar a été conquis, en 1704, lors d’opérations belliqueuses, dans un conflit à l’échelle européenne, appelée la guerre de succession d’Espagne ». Elle a été prise par les forces anglo-hollandaises. Quand, presque une décennie plus tard, la paix a été signée, lors du Traité d’Utrecht de 1713, le monarque espagnol céda à la Grande-Bretagne le rocher (avec l’île de Minorque rétrocédée par la suite).
Les dispositions du traité étaient la cession de « la propriété pleine et entière de la ville et du château de Gibraltar, de son port, des défenses et de la forteresse qui lui appartiennent, en donnant la propriété absolue, pour qu’elle en ait la jouissance de plein droit et pour toujours, sans exception ni entrave aucune ».
Déjà au XIXᵉ siècle ce transfert originel fut amplifié de fait par les Britanniques, qui au-delà de l’occupation de la plus grande partie de « l’isthme » de Gibraltar ont occupé une frange de terrain où ne se trouvaient jusqu’alors ni population ni aucun type d’installation, mais qui était toujours sous domination espagnole.
De nombreuses années plus tard, en 1908, les autorités britanniques érigèrent un semblant de poste frontière, dénommé la « verja » (la grille) pour renforcer les nouvelles limites de la colonie qui ne correspondent plus à ce qui avait été fixé par le traité d’Utrecht, en 1713.
Dans le cas argentin, en revanche la prise par les Britanniques s’est limitée au simple usage de la force militaire. Il n’y a jamais eu aucun traité ni accord selon lequel l’Argentine en abandonnerait la souveraineté. La Grande-Bretagne a maintenu jusqu’à nos jours sa domination de fait sur les îles occupées en 1833.
Autre différence notoire : du côté de l’Espagne, seules des actions armées ont été tentées pour récupérer « le rocher » au cours du XVIIIᵉ siècle. Plus tard les actions espagnoles ont été en plus de tractations diplomatiques, des pressions économiques, la construction de fortifications en guise de menace et jusqu’à la fermeture de la limite gibraltarienne, la fameuse « grille », par un blocus qui a duré de 1969 à 1985. Mais plus d’interventions belliqueuses.
En Argentine s’est déroulé un long processus de gestions diplomatiques et autres actions de rapprochement progressif. En vertu d’un accord de 1971, ont été établis des services aériens et maritimes réguliers, des communications postales, télégraphiques et téléphoniques et l’Argentine s’est engagée à coopérer dans le domaine de la santé, de l’éducation, de l’agriculture et de la technologie.
Tout cela n’empêchait pas l’État britannique de poursuivre ses actions unilatérales, comme celles de l’exploration des ressources naturelles du territoire de l’île et des eaux adjacentes.
Le processus a été interrompu par une « reconquête » armée, le 2 avril 1982. La justesse de la réclamation fondamentale a été dévoyée parce que l’action était engagée par une dictature atroce qui prétendait utiliser la récupération des îles comme moyen de perpétuer son pouvoir.
Comme on le sait, la Grande-Bretagne, avec l’appui des États-Unis et ses alliés du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a imposé sa supériorité militaire pour reprendre l’archipel.
La volonté du Royaume-Uni de maintenir sa domination sur les îles s’est vue renforcée considérablement à partir de ces évènements. Il en a été de même du souhait des îliens de défaire les liens qu’ils avaient établis précédemment avec l’Argentine.
L’imperturbable domination britannique
Les deux territoires conquis et usurpés sont restés au fil des siècles sous la domination britannique. Ils sont toujours aujourd’hui comme un rappel du passé colonial. Le Royaume-Uni depuis quelques années les nomme « territoires britanniques d’outremer ». Plus de six décennies de résolutions dans le sens de la décolonisation n’ont pas évolué vers le transfert de souveraineté, comme il a déjà été dit.
Il ne s’agit pas de teinter les demandes de restitution d’un nationalisme exacerbé, mais de signaler la survivance d’une subordination au Royaume-Uni de l’intégrité territoriale de l’Argentine et de l’Espagne.
De ce point de vue, ni le passage du temps, ni les épisodes militaires, ni les appels à la volonté des habitants de ces territoires ne peuvent invalider cette demande.
Une réflexion profonde est nécessaire sur les politiques des États respectifs au fil du temps. Dans laquelle, évidemment, il faut inclure la vision critique quant à l’action entreprise le 2 avril 1982 par la dictature criminelle qui faisait massacrer le peuple argentin.
Daniel Campione est un historien et journaliste argentin. Ses recherches portent sur l’histoire de l’Argentine, les fascismes et les extrêmes droites aux XXe et XXIe siècles. Il est de directeur de la Fondation des recherches sociales et politiques (FISYP).
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source (espagnol) : https://www.alai.info/las-islas-y-el-penon/.