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DIAL 3627
MEXIQUE - Cent ans après la grève des loyers, son spectre plane encore au-dessus des maisons
Arturo Contreras Camero
samedi 16 juillet 2022, mis en ligne par
Ce texte d’Arturo Contreras Camero a été publié sur le site mexicain de la Fondation Rosa Luxembourg pour commémorer les 100 ans de la grève des loyers de 1922, initiée dans le port de Veracruz et importante dans plusieurs centres urbains du pays.
La grève des loyers de 1922 est un des épisodes les plus oubliés de la lutte pour les droits au Mexique. À la lisière de l’oubli, elle a inspiré différents mouvements urbains dans le pays au cours des 40 dernières années. Ses idéaux, encore d’actualité, sont analysés à travers les réflexions de Carla Escoffié, spécialiste du logement, Rosario Hernández Aldaco, de l’Organisation populaire Francisco Villa de gauche indépendante, Paco Ignacio Taibo II et María Silvia Emanuelli, de la Coalition internationale de l’habitat (HIC pour son sigle anglais).
« Je ne paye pas mon loyer, je suis en grève », tel est le message placardé en 1922 sur la porte de milliers de foyers au Mexique. Le pouvoir des propriétaires, l’oubli dans lequel ils laissaient leurs biens en location et les sommes abusives qu’ils faisaient payer se sont cristallisés dans un mouvement né dans le port de Veracruz mais qui s’est répercuté dans différentes villes, notamment Orizaba et Xalapa, le District fédéral de l’époque, Guadalajara, San Luis Potosí et Ciudad Juárez.
Dans le port, qui comptait environ 55 000 habitants, il a rassemblé plus de 80% d’une population répartie entre plus de cent cours ou voisinages. À México, il a eu une portée moindre par rapport à la population ; sur plus de 900 000 habitants qu’elle comptait en 1921, quelque 50 000 familles se sont jointes au Syndicat de locataires, l’organisation surgie des mobilisations.
Il semblerait que ce mouvement de locataires, pour avoir été lié aux partis communistes de l’époque et avoir remis en question les privilèges des propriétaires, a été condamné à l’oubli. Il est resté enfoui dans l’histoire durant plus de 50 ans, jusqu’aux années 1970, lorsque différents mouvements urbains l’ont repris à leur compte.
« Cette date nous aide à réfléchir sur plusieurs points et à comprendre les dynamiques et complexités d’aujourd’hui relatives aux questions du logement, de la location et de la ville », a déclaré pour le centenaire de la grève Carla Escoffié, directrice du Centre des droits humains de la Faculté libre de droit de Monterrey, spécialiste des problèmes urbains et du logement. Ce qui a été l’enjeu et qui continue de l’être, résume-t-elle, c’est la lutte pour les territoires urbains.
Historiquement, le territoire et l’accumulation d’espaces ont été à l’origine de conflits. La Révolution mexicaine, la Guerre sale, le conflit armé du Chiapas ainsi que la guerre contre le narcotrafic ont un lien avec le territoire, explique Carla Escoffié, qui poursuit sa mise en perspective. Si au niveau mondial on estime que 55% des humains vivent dans des villes (mais 80% en Amérique latine et dans les Caraïbes), comprendre les nouveaux conflits de territoire signifie réfléchir aux problèmes de logement et de vie urbaine, notamment à la question de la location et des loyers.
« Quand les personnes sont délogées, quand une femme seule veut louer et qu’on lui demande, entre autres choses, de prouver qu’elle est mariée, lorsqu’un propriétaire augmente le loyer de manière éhontée ou que les locataires n’ont pas de contrat, on a tendance à y voir un problème individuel, une chose qui arrive et qui n’a rien à voir avec l’État ni avec une posture politique. C’est pourquoi il convient d’apprendre d’autres mouvements, comme ceux des féministes, des LGBTQ+ ou des Indiens, pour reconstruire le sujet collectif dans notre identité comme base des revendications », assure celle qui est aussi avocate.
Pour cela, termine-t-elle, il ne faut pas s’étonner que le mouvement des locataires né il y a un siècle à Veracruz ait été mené par des femmes, des paysans et des Afros, secteurs historiquement discriminés qui subissent encore aujourd’hui lourdement ce problème. « On ne peut dissocier le problème du logement et celui de la discrimination. Les gens qui louent sont ceux qui ont des difficultés à devenir propriétaires de leur logement. »
Récupérer l’organisation et la mémoire
« Comment se fait-il que l’on ait oublié cette grande lutte et que la mémoire des Mexicains ne conserve par la trace du mouvement des locataires ? », se désole Rosario Hernández Aldaco, membre de l’un des projets politiques de logement autonome les plus significatifs de ces dernières années à México [1]. « Cela a été quelque chose de très spécial ; en ce temps-là, il n’existait pas d’organisations. Ils se sont regroupés pour former un syndicat, ce qui me paraît très pertinent. »
Rosario fait partie de l’Organisation populaire Francisco Villa de gauche indépendante (OPFVII), laquelle a présenté à la fin des années 80 un projet politique autogéré de construction et de dotation de logements. Elle a entendu parler pour la première fois de la grève des loyers en lisant le livre Bolcheviques : Historia narrativa de los orígenes del comunismo en México (1919-1925) [Bolcheviques : Histoire narrative des origines du communisme au Mexique (1919-1925)], de l’historien Paco Ignacio Taibo II, qui retrace une partie de l’histoire de la grève à México. Cet extrait et un autre sur la grève menée dans le port ont été publiés à l’époque par la Coordination nationale du mouvement urbain populaire, ce qui a ravivé la mémoire d’autres mouvements du pays, même si aujourd’hui un front unique rassemblant les différentes initiatives et luttes n’a pas encore réussi à se constituer
Bien que les revendications des locataires restent présentes, le souvenir de ce mouvement presque légendaire semble s’évanouir. Taibo II, dans l’entretien réalisé pour cet article, explique que pour préserver son souvenir il suffit d’écrire sur le sujet et d’en parler afin que d’autres mouvements en prennent conscience ; telle était la mission poursuivie avec ces brochures, qui ont même paru sous trois titres différents.
Pour l’écrivain, le succès de ce mouvement a tenu à deux éléments : « sa mécanique d’agitation et de propagande, qui a été brillante, et les mécanismes d’autogestion qui ont commencé à apparaître : je ne paie pas le loyer mais je l’utilise pour y faire des réparations ; je ne paie pas le loyer mais j’utilise l’argent à quelque chose d’utile. C’est ce qui s’est passé non seulement pendant la grève du District fédéral (comme on appelait alors la ville de México), mais aussi pendant celle conduite par Herón Proal à Veracruz ».
L’absence de coordination et d’un projet clair est, selon Carla Escoffié, ce qui a miné l’organisation des locataires au Mexique. « Une des choses qui nous préoccupent le plus, nous qui nous intéressons à ces questions, c’est de voir comment le sujet est abordé dans des pays comme l’Argentine, l’Allemagne et même les États-Unis. On dirait que là-bas il y a plus de coordination. Ce n’est pas qu’elle est absente au Mexique mais, durant les trois dernières décennies, il y a eu un processus très profond de désarticulation du sujet collectif. »
Ce processus, explique l’avocate, inclut la romantisation des grandes opérations immobilières et des entreprises qui privilégient le logement comme propriété méritocratique et répondent aux efforts et opportunités de chaque individu. Cela éloigne la location du domaine public pour en faire une question d’ordre privé. « Évidemment, cette grève de Veracruz n’est pas quelque chose que l’on aime se rappeler ni mettre en avant, parce qu’elle entre en conflit avec les méthodes de financement du logement dans le pays. Ce centième anniversaire est une occasion de revendiquer la mémoire de l’événement et, en s’en souvenant, de comprendre que cette question relève des droits humains », estime Carla Escoffié.
Actuellement, au Mexique, le Congrès de l’Union discute du nouveau code national de procédures civiles où seront définis les jugements de litiges relatifs à la location, ce qui pourrait apporter davantage de droits aux locataires du pays.
Cent ans plus tard, il est certain que devons raviver le souvenir collectif du Mouvement des locataires de 1922. « C’est un mouvement oublié, relégué dans l’ombre, qui a été peu analysé par les universitaires et par d’autres secteurs », estime María Silvia Emanuelli, coordonnatrice de la Coalition internationale de l’habitat pour l’Amérique latine, une organisation internationale qui promeut les droits à la ville et au logement.
« Aujourd’hui, le mouvement (urbain) est nettement sur la défensive lorsqu’il proclame « non aux expulsions », « non à la hausse des loyers », problème palpable à Mexico du fait de la spéculation immobilière… mais la dynamique principale de l’appropriation de la ville est un problème que l’on n’aborde pas assez souvent », regrette María Silvia.
Un mouvement né à Veracruz et qui s’est répandu à travers le pays
« Qu’éclate la révolution sociale, que tremble le monde, que s’effondre le ciel, que tressaille l’humanité, que se décrochent les cataractes du Niagara, que se soulèvent les mers, que se rompent les canaux, que s’éteigne la lumière, que s’arrêtent les tramways, qu’explosent les automobiles, que soit détruit le globe terrestre, mais n’acceptez pas qu’on ne vous rende pas justice », a déclaré Herón Proal, dirigeant ouvrier et fondateur du Syndicat de locataires de Veracruz lors d’une manifestation dans le port le 27 février 1922.
Quelques jours plus tard, le 6 mars, « nos sœurs putains », ainsi que Proal désignait les travailleuses du sexe connues comme « les Horizontales de Guerrero », mettaient le feu aux chaises, lits et coussins sur lesquelles elles travaillaient pour protester contre les loyers exorbitants. Ces jours-là, les manifestations ont été monnaie courante dans le port de Veracruz, où presque la moitié de la population est descendue dans la rue pour dénoncer les abus des propriétaires. Ceux-ci louaient des pièces d’à peine deux mètres sur deux dans des voisinages où parfois plus de 100 ou 150 logements étaient entassés dans un seul bâtiment comptant une ou deux toilettes, dans des conditions bien au-delà de l’insalubrité.
Ces jours-là, les gens ne payaient pas le transport en tramway ou en bus parce que Proal et son équipe en avaient décidé ainsi : le transport appartenait au peuple et à personne d’autre. Au début, beaucoup se cachaient au passage des manifestations mais, à mesure qu’elles gagnaient en force, de nombreuses personnes se sont identifiées à la cause et y ont adhéré, non seulement par simple solidarité mais parce que cela laissait entrevoir une amélioration des conditions de vie, selon ce qu’indiquent les brochures de Taibo.
Entretemps, le 15 mars, près de 500 personnes se sont rassemblées à México sur la placette Salto del Agua, à l’invitation de membres du Parti communiste. Ceux-ci avaient appelé à l’union des locataires afin d’organiser une action puissante contre los propriétaires des voisinages qui pratiquaient des prix inconsidérés. En moins d’un mois, l’appel s’est répandu comme une trainée de poudre : les participants aux défilés et manifestations se comptaient non plus par centaines mais par milliers, de même que les adhésions au syndicat de locataires récemment créé.
« Le mouvement ne s’est pas limité à Veracruz mais a été national et très soutenu, résultat d’une mobilisation réalisée par les communistes de l’époque pour faire face à l’absence d’attention accordée à de nombreuses revendications sociales qui n’avaient pas été satisfaites par la Constitution récente de 1917 ni par les premiers gouvernements engendrés par la révolution », selon Pedro Moctezuma, qui a participé à beaucoup de mouvements urbains survenus dans le pays au cours des 30 dernières années.
Les femmes, actrices de la construction du pouvoir populaire
Au-delà des revendications, Rosario Hernández établit un autre parallèle important à un siècle de distance : « Il y a une chose qu’on observe dans les organisations de défense du logement, nombreuses au Mexique, dans la majorité d’entre elles : ce sont les femmes qui s’occupent de l’organisation et du travail. »
Pendant la grève, elles ont été tellement présentes que cela leur a valu la reconnaissance de l’histoire, selon ce qu’écrit García Niño dans son article sur le sujet : « Le Syndicat rouge de locataires tirait sa force des hommes ; mais il ne fait aucun doute qu’il devait son invincibilité aux femmes, qui ont apporté en grand nombre aux côtés de leurs compagnons, invaincus, énergie, intelligence et émotivité. »
Si elles jouent ce rôle, précise Rosario Hernández, ce n’est pas parce qu’elles pensent que les hommes sont paresseux ou qu’ils ne veulent pas participer mais parce que, dans les faits déjà, concernant le partage du travail, s’impliquer dans les tâches d’organisation et défense du logement est gage d’un avenir immédiat plus stable.
« On retrouve là une autre lutte où les femmes peuvent être considérées comme les égales des hommes, où les deux ne sont pas différents, tellement égales qu’elles participent à un mouvement qui, en règle générale, était un mouvement d’hommes : cheminots, boulangers…, jamais de cuisinières ou autres », rappelle Rosario.
Les actions de la OPFVII ont commencé il y a plus de 30 ans aux confins urbains de México. « À l’époque, notre travail consistait à chercher des terrains qui appartenaient au gouvernement fédéral ou local dans le but de les protéger. On disait qu’on allait veiller sur eux et on y construisait des cabanes en carton. Cela faisait partie d’une lutte contre les autorités, parce qu’elles ne nous laissaient pas nous installer et nous devions nous défendre. Pendant ce temps, sur ces terrains, on mettait en place les services d’approvisionnement en eau, en électricité. C’est comme ça que les choses ont commencé, mais ce n’est plus possible aujourd’hui, maintenant nous achetons la terre à des particuliers », raconte Rosario.
« Il y a 34 ans, le mode de lutte était très semblable à celui des militants, les gars ont pris en main le mouvement d’il y a cent ans et aidèrent à son développement dans le port de Veracruz ; c’était du militantisme, la possibilité d’être auprès des gens », raconte-t-elle. Au début, pour Rosario, les choses n’ont pas été faciles, comme elle l’explique elle-même. « Les postes de direction n’étaient pas pour les femmes. Les femmes ? Voici ce que disait un type : “À la camarade, il faut l’utiliser comme aide de camp avec jupe courte, bas et talons hauts.” C’était l’esprit de l’époque. »
Toutefois, elle a rencontré en chemin d’autres femmes comme elle et elles ont déjà consacré plus de la moitié de leur vie à ce projet. « Les camarades, dans leur pratique quotidienne, durant une journée de travail, elles se racontent leur existence, leurs soucis, et une discussion s’amorce dans laquelle nous disons : “Non, si ton mari te bat, ne te laisse pas faire, ce n’est pas permis et tu dois trouver une solution.” Dans les commissions, les camarades élaborent une vision de la vie et, à partir des ateliers qui sont organisés, on essaie d’en apprendre un peu plus et de générer une conscience de classe, que si on ne fait pas les choses nous-mêmes, personne ne le fera », explique Rosario à propos du travail accompli au sein de l’organisation.
Alors qu’il y a cent ans des gens se sont regroupés en un syndicat, l’Organisation Francisco Villa est née il y a trois décennies pour favoriser la création de coopératives de logement autogérées à vocation combative, caractéristique qui la distingue d’autres mouvements urbains existant au Mexique et dans d’autres pays dont les revendications ne parviennent pas à s’inscrire dans le cadre d’un objectif politique plus large.
Actuellement, l’organisation a réussi à bâtir sept communautés autogérées structurées autour de huit commissions : entretien, surveillance, listes et finances, culture, santé, agriculture, sports et communication. Toutes participent d’un projet de vie, du projet politique de l’organisation qui se résume ainsi : créer conscience et organisation, c’est créer le pouvoir populaire.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3627.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : Fondation Rosa Luxembourg, premier semestre 2022.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir DIAL 3485 - « MEXIQUE - La communauté autonome urbaine : Un monde nouveau au cœur de l’ancien. Première partie » et 3489 - « MEXIQUE - La communauté autonome urbaine. Un monde nouveau au cœur de l’ancien. Seconde partie » – note DIAL.