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DIAL 3636

PÉROU - Gouvernement de Pedro Castillo : entre boycott et autodestruction

César Bazán Seminario

vendredi 25 novembre 2022, mis en ligne par Françoise Couëdel

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Cet article de César Bazán Seminario a été publié dans le numéro n° 305 de la Revista Ideele (août-septembre 2022). L’auteur y décrit l’impasse dans lequel se trouve le gouvernement de Pedro Castillo, au pouvoir depuis fin juillet 2021. Il en analyse les causes et évoque finalement les issues que tentent de trouver des groupes de la société civile.


Pour vaincre le fujimorisme au second tour des élections présidentielles, le candidat Pedro Castillo et son équipe ont projeté une image très loin de ce qu’ils étaient en faisant appel à l’espoir d’affronter les injustices historiques du pays et de mettre fin à la crise politique des dernières années. Sa condition de rondero [1], de paysan, de maître d’école et de dirigeant syndical l’a aidé à mobiliser votes et sympathie lui permettant de battre l’une des principales responsables de la crise politique : la candidate Keiko Fujimori, soutenue par d’importants groupes de pouvoir.

Il est clair désormais que la crise politique n’est pas terminée et ne prendra pas fin pas de sitôt. Nous vivons plutôt un nouveau chapitre de cette crise qui a conduit le Pérou à avoir cinq présidents et trois congrès entre 2016 et 2022. En outre, il est désormais évident que Pedro Castillo n’est pas bon président et qu’il n’est pas capable non plus de répondre aux injustices historiques.

La déception sur le gouvernement de Pedro Castillo est générale. Elle est plus importante même que le rejet des gouvernements antérieurs. Peu importe désormais que Castillo soit un rondero, un paysan, un maître d’école ou un dirigeant syndical. Depuis novembre 2021, les avis négatifs sont importants et stables : selon les enquêtes de l’Institut d’études péruviennes (IEP), la désapprobation tourne autour de 63% à 71%. La désapprobation est plus forte bien sûr à Lima et parmi les personnes aisées qui n’ont jamais aimé Pedro Castillo. Mais la désapprobation est forte aussi dans les zones rurales (51%) et parmi les pauvres (56%) (IEP, août 2022).

Elle s’explique de différentes manières, mais je considère que deux mots sont clés pour comprendre ce qui se passe au Pérou : boycott et autodestruction. Ces deux substantifs ont accompagné le gouvernement depuis ses débuts et sont apparus comme une évidence à différents moments [2].

Boycott : la guerre contre le gouvernement de Pedro Castillo

Les grands médias de communication, de grands groupes de pouvoir économique, des partis politiques et divers secteurs conservateurs de la société ont été des opposants radicaux à la candidature de Pedro Castillo lors du second tour des élections. Mais une fois terminées les élections, la guerre a continué.

Il est impressionnant de voir des médias comme El Comercio, América Televisión », entre autres, qui traitent de façon peu professionnelle les informations concernant le gouvernement. Le côté positif est qu’il existe un haut niveau de contrôle que les gouvernements antérieurs n’ont pas eu. Mais, en même temps, la désinformation grandit, la crise politique s’aggrave et les médias perdent de leur crédibilité. Un cas extrême de désinformation (non seulement durant ce gouvernement) est celui du quotidien La Razón. Vous pouvez consulter via ce lien les notes qui accusent le gouvernement de Pedro Castillo d’être ce qu’il n’est pas : communiste.

Une autre origine des attaques contre l’exécutif a été le Congrès qui, en août 2022, ne dispose lui que 8% d’approbation. L’arme la plus puissante dont dispose le Congrès contre le gouvernement est de démettre le président. Le Congrès en a déjà brandi la menace à plusieurs reprises. Selon la constitution, le Congrès peut démettre le président pour incapacité morale. L’incapacité morale est un concept légal mal utilisé, qui a déjà été mobilisé contre Alberto Fujimori en 2000 et contre l’ex-président Martín Vizcarra en 2019.

Pour se sauver, l’exécutif doit s’assurer de voix au Congrès, ce qui est compliqué s’il n’a pas de majorité. Au départ, le parti au pouvoir, Pérou libre, n’avait que 30% de représentants au parlement. Quelques mois plus tard il a perdu ces voix. Le parti s’est divisé et le gouvernement est moins soutenu. À l’heure actuelle, les élus de Pérou libre ne sont plus un allié clair du gouvernement. De fait, Pedro Castillo a été expulsé du parti Pérou libre. Et lors de l’élection récente pour désigner la coupole dirigeante du parti, la liste proche du gouvernement a perdu.

Ces secteurs cherchent à opérer un coup d’État. Néanmoins, le gouvernement pourrait être plus efficace et s’effondre de lui-même. S’autodétruire.

Avant d’aborder ce thème, il faut préciser que nombre d’éléments qui provoquent le mécontentement sur la gestion de Castillo ont des origines extérieures. Comme cela s’est produit dans différents pays, les aliments et le pétrole ont vu leurs prix augmenter. La guerre en Ukraine a eu un impact sur l’économie nationale. De ce fait, transporteurs et agriculteurs ont fait d’importantes grèves qui ont mis en évidence le peu de capacité du gouvernement à réagir.

Autodestruction : désaccords et soupçons de corruption

L’autodestruction a été un des traits de ce régime. Les premiers signes étaient visibles dès le début. Le gouvernement de Pedro Castillo a élu à la présidence du Conseil des ministres un congressiste de son parti, Pérou libre, qui a été un ferment de division au sein même du gouvernement, en plus d’être machiste et homophobe. La présidence du conseil des ministres a constitué un objet de luttes entre secteurs de la gauche. Pérou Libre a rapidement gâché ses chances. En octobre 2021, Pedro Castillo nomma une nouvelle présidente au conseil des ministres : l’ex-présidente du Congrès, activiste en faveur des droits humains et proche de la gauche radicale, Mirtha Vásquez. Elle avait plus de qualités que son prédécesseur. En dépit de cela, elle n’a pas tenu longtemps. Dès les premiers mois de 2022, Mirtha Vásquez a présenté sa démission car elle avait perdu le soutien du président.

L’autodestruction a atteint à ce moment-là un sommet. L’exécutif a nommé comme président du conseil des ministres un congressiste d’un parti d’opposition qui faisait l’objet de graves accusations. Il n’a occupé ses fonctions que quatre jours. Par la suite, le gouvernement a nommé le ministre de la justice Aníbal Torres à la présidence du conseil des ministres. Il est toujours en fonction.

Les nombreuses rotations à la présidence du conseil des ministres se sont répercutées aussi sur les autres postes ministériels. À diverses occasions, l’exécutif a nommé des personnes controversées aux ministères et dans les autres corps d’État. Et en d’autres occasions il a retiré son soutien à de bons éléments.

Le gouvernement n’a en tous cas pas disposé de stabilité aux postes ministériels, ce qui rend difficile sa capacité à conduire des politiques publiques. L’instabilité a même touché des secteurs sensibles comme celui de la santé. Le Pérou est au niveau mondial le pays avec le plus grand nombre de morts victimes du COVID-19 (ratio de décès pour 100 000 habitants). Dans ce contexte on ne s’explique pas pourquoi n’a pas été maintenu à son poste un bon ministre de la santé, tel que l’était Hernando Cevallos.

À l’incapacité à gouverner s’ajoutent les dénonciations pour corruption. Certains ex-fonctionnaires du gouvernement font l’objet d’enquêtes pour subornation. Les enquêtes sont en cours et le traçage des flux financiers ne mène pas encore au président de la république. Tout indique que remonter jusqu’au président n’est qu’une question de temps.

Et les problèmes historiques ?

Au milieu du boycott et de l’autodestruction, les problèmes historiques que Pedro Castillo avait promis de combattre se maintiennent et augmentent. Sept Péruviens sur dix considèrent que le pays est inégalitaire sur le plan économique (très et un peu inégalitaire) et six sur dix trouvent que ces inégalités ont augmenté ces derniers deux ans. De même, concernant les inégalités dans l’accès aux services publics : huit personnes sur dix considèrent que l’accès à la justice est très inégalitaire, sept que l’accès à la santé est très inégalitaire et six ont la même perception quant à l’accès à l’éducation et au travail (IEP et Oxfam, juillet 2022, enquête nationale sur la perception des inégalités). La polarisation contre Castillo a exacerbé le racisme au Pérou.

Par ailleurs, les indicateurs économiques sont divers. Le Produit intérieur brut a cru entre janvier et mai 2022 de 3,5% (Banque centrale de réserve). La production n’a pas cessé d’augmenter mais a ralenti. En une année, les prix des produits ont augmenté de 9% tandis que le chômage à Lima a diminué (Institut national de statistique et d’informatique).

La crise politique continue

Dans le contexte décrit ici, le pessimisme s’accroit. En août 2022, cinq Péruviens et péruviennes sur dix étaient optimistes quant à l’avenir de leur pays. Il y a deux ans ils étaient sept sur dix à être optimistes (IEP, août 2022).

Les issues à la crise ne sont pas faciles à percevoir. D’un côté, certains secteurs tentent d’éteindre le feu en l’alimentant. Ils cherchent à obtenir un coup d’État par le biais du congrès qui a la possibilité de démettre le président, mais manque de légitimité pour le faire.

D’un autre côté, les mouvements de droits humains et d’autres secteurs démocratiques ont lancé un appel pour reconstruire le pays, grâce à trois actions [3]).

 1. S’entendre sur un agenda citoyen à moyen et long terme avec des engagements concrets
 2. Définir des réformes politiques et électorales indispensables
 3. Demander des élections générales anticipées

Pour que des élections générales anticipées aient des effets positifs, il est indispensable d’améliorer les règles électorales. Si ce n’est pas le cas, nous, Péruviens et Péruviennes, aurons à nouveau à choisir entre des candidats qui ne nous représentent pas. C’est précisément ce qui s’est produit lors des dernières élections municipales et régionales.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3636.
 Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
 Source (espagnol) : Revista ideele, n° 305, août-septembre 2022.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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[1Un rondero est un membre des Rondes paysannes, organisations de défense apparues dans les années 1960 dans les régions rurales du nord du Pérou. Voir DIAL 3314 - « PÉROU - Justice et citoyenneté dans les Andes péruviennes : histoire et rôle des Rondes paysannes en contexte minier ».

[2On pourra écouter l’entretien radio de l’auteur dans l’émission Raíces nómades (2022)

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