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PÉROU - La face sombre du pétrole : les villages shipibo dénoncent les dommages et la pollution causés par l’entreprise exploitante

Enrique Vera

vendredi 25 novembre 2022, par Dial

Ce reportage d’Enrique Vera (texte et photos), paru le 19 avril 2022, fait partie de la série ManchadosXElPetroleo [Salis par le pétrole] publiée par le site d’information sur l’environnement Mongabay. Comme l’ont montré la longue série de textes publiés par DIAL sur l’extractivisme [1], les populations riveraines des lieux d’extraction « paient pour d’autres » : elles ne bénéficient en rien des ressources naturelles extraites, destinés à des entreprises ou des consommateurs situés à des milliers de kilomètres, mais en supportent en revanche les conséquences désastreuses. Les habitants des villages shipibo visités par l’auteur ont vu ainsi leur environnement, leur santé et leurs modes d’existence détruits par la pollution causée par l’exploitation pétrolière.


Les habitants ont conduit l’équipe de journalistes aux ravines et aux champs de Canaán de Cachiyacu et Nuevo Sucre, à Contamana, Loreto, pour lui montrer les dégâts provoqués par les divers déversements attribués à la société pétrolière Maple Gas depuis plus de 25 ans.

La ravine de Mashiría est une des zones de Nuevo Sucre les plus polluées par les fuites de pétrole dans le lot 31-E.

Les Shipibos affirment que, à cause de l’eau contaminée, ils souffrent encore de maladies et leurs « chacras » (fermes) ne produisent rien. Le contrat disait que l’entreprise devait se plier aux lois de protection de l’environnement, mais Perupetro a constaté qu’elle a tout laissé à l’abandon.

L’équipe de Mongabay Latam s’est rendue dans les deux communautés indiennes situées sur les rives de l’Ucayali, et a recueilli les plaintes de leurs habitants à propos des graves incidences environnementales provoquées, selon eux, par les opérations menées sur les terrains 31-B et 31-E.

Sur la grille en fer fumante où ils cuisent, six poissons-chats sont presque à point. Hilda Rodríguez, accroupie, remue le bois et attise le feu. De temps en temps, elle retourne les inguiris – bananes vertes de l’Amazonie – qu’elle cuisine à côté d’une casserole contenant des œufs en train de bouillir. Les six poissons, de couleur noirâtre et à la queue effilée, représentent tout ce que le frère d’Hilda a pu attraper dans le ravin de Cachiyacu. Ils constitueront leur déjeuner et celui de leur famille. Tous appartiennent au peuple shipibo-conibo et, durant cette chaude après-midi de mars, ils se sont réunis dans la communauté autochtone Canaán de Cachiyacu, région de Loreto, au cœur de la Selva orientale du Pérou.

– ¿Vous avez goûté le poisson grillé ? me demandent-ils.
– Oui, bien sûr.
–Avant, ça sentait plus le pétrole quand on le cuisait. Maintenant, ce n’est plus aussi fort, dit Hilda dont les pas font grincer le plancher de la maison de son frère.

Celui-ci prend une première bouchée de poisson, fronce les sourcils et annonce que le goût de métal n’a pas du tout disparu non plus. Et il déplore que ce soit la même chose avec les sabalos, les bocachicos et tout ce qu’ils cuisinent avec l’eau du ravin.

Sept heures de navigation en canot sur l’Ucayali séparent la ville de Pucallpa (Ucayali) du district de Contamana (Loreto). Pour gagner Canaán de Cachiyacu, il faut partir du port de Contamana et naviguer 25 minutes de plus sur la même rivière en bateau à moteur. Les maisons de quelque 150 familles d’artisans, pêcheurs et agriculteurs shipibo-conibo s’étendent de la rive de l’Ucayali à une énorme colline boisée. Ce sont des constructions en bois dotées de l’électricité 24 heures sur 24 mais pas de l’eau potable. Pour cette raison, les habitants ont toujours utilisé les eaux du Cachiyacu, affluent de l’Ucayali qui traverse cette localité shipibo ; et s’il a constitué leur source de vie, il a aussi contribué à gâcher leur existence.

Par le ravin de Cachiyacu, racontent les habitants, arrivait dans le village le pétrole brut qui débordait durant les opérations d’extraction sur le terrain 31-B. Les effets de cette pollution, assurent-ils, touchent encore aujourd’hui plus de 1000 Shipibo-Conibo.

Pendant des années, les pêcheurs de Canaán de Cachiyacu sortaient de cette lagune couverts de pétrole, sans savoir ce que c’était. La pollution est toujours présente.

Le trajet du brut

Il y a plus de 60 ans, l’entreprise nationale Petroperú entamait l’exploitation de pétrole brut sur le champ de Maquía, où est situé le lot 31-B d’une superficie de 62 500 hectares. À l’intérieur de ce territoire ancestral indien, la communauté autochtone Canaán de Cachiyacu a obtenu en décembre 1975 un titre de propriété portant sur 1 155 hectares. Selon une analyse réalisée par l’alliance de journalistes de ManchadosXelPetróleo, l’étendue de la communauté se superpose en partie avec le lot pétrolier. En 1994, l’entreprise états-unienne Maple Gas Corporation del Perú a signé avec Perupetro un contrat de licence valable jusqu’en mars 2024, et pris en charge l’exploitation du lot 31-B. À la mi-2018, Maple Gas a interrompu ses activités de production et, à cause de plusieurs infractions commises par la compagnie, Perupetro a dénoncé le contrat en février 2019, comme l’a confirmé à Mongabay Latam l’entreprise publique péruvienne.

La base des opérations de Maple Gas, sur le champ de Maquía, ne se trouve pas sur le territoire de la communauté de Canaán de Cachiyacu, ce qui n’est pas le cas de neuf des 26 puits d’extraction que gère l’entreprise. C’est dans cette zone, à une heure de marche du village dans la forêt profonde, que la population relevait des écoulements de pétrole. Une section de l’oléoduc et une portion de la route qui arrive au champ de Pacaya, où Maple Gas exploitait le lot 31-E, sont également sur le territoire de la communauté.

Canaán de Cachiyacu est l’un des 24 villages shipibo, yine, asháninka et kukama qui font partie de la Fédération de communautés indiennes du Bas Ucayali (Feconbu). Outre Canaán de Cachiyacu, Nuevo Sucre et, dans une moindre mesure, Libertador se sont trouvés dans la sphère d’influence pétrolière. Les opérations d’extraction ont marqué la vie de leurs habitants.

Du canot qui nous entraîne dans le ravin de Cachiyacu, Joel Pezo, ancien lieutenant-gouverneur de Canaán, nous indique une lagune d’où, il y a quelques années, les pêcheurs sortaient à la fin leur récolte avec le corps enduit d’une espèce de vaseline de couleur foncée. À cette époque, dit Pezo, personne dans la communauté ne comprenait qu’il s’agissait de pétrole, et qu’il était la cause des démangeaisons et autres brûlures dont les Shipibo souffraient durant plusieurs jours. Au milieu des branchages qui nous accompagnent au ravin, Pezo se rappelle aussi l’époque où les paysans guettaient les « catalans » habitués à plonger dans la lagune parce qu’ils savaient qu’ainsi ces oiseaux pêcheurs s’exposaient à ne pas pouvoir reprendre leur envol et à mourir sur place.

« On récupérait les oiseaux, et on les faisait griller pour les manger. On n’était au courant de rien », dit-il dans un demi-sourire qui ressemble à de la résignation.

Les fuites de brut venant du lot 31-B arrivaient à Canáan par le ravin de Cachiyacu. Sur l’image, deux anciens dirigeants suivent la trace de la pollution.

À côté de Joel Pezo, l’ancien chef de Canaán de Cachiyacu Humberto Sánchez essaie d’écarter les énormes troncs qui bloquent la progression du canot. C’est un secteur de la gorge où les chacras et les bois situés le long des berges ont cédé sous les crues du courant. Les terres de cet endroit, explique l’ancien dirigeant communal, sont devenues improductives à cause de l’eau contaminée qui coulait du ravin, ou qui était utilisée par les habitants shipibo pour l’arrosage de leurs cultures. « À cause de toute cette pollution, des gens sont morts, mais on ne savait pas pourquoi à ce moment-là », explique-t-il. Joel Pezo précise que les quelques médecins qui venaient à Canáan de Cachiyacu ne leur ont jamais fait passer d’examen clinique, alors que les habitants ne cessaient de se plaindre de problèmes abdominaux.

« Encore aujourd’hui, il est impossible de savoir si nous avons un problème de santé et de quelle maladie il s’agit », explique-t-il à Mongabay Latam.

Le moteur commence à ralentir quand l’ancien chef de Canaán annonce que nous sommes arrivés au point où l’oléoduc traverse la faille, puis tout le village. Le tuyau en acier corrodé, d’environ 15 centimètres de diamètre, est soutenu par des câbles en métal torsadé. Mais, à cause du poids et d’un manque d’entretien, un tronçon affleure presque l’eau du cours d’eau. Vu de loin, ça ressemble à une barrière de sécurité pour les embarcations qui passent près du champ de Maquía. Les habitants de Canaán ne savent pas vraiment si une fissure de ce tuyau aurait pu provoquer une fuite. Ce qu’ils ont pu constater, d’une manière évidente, c’est que les puits de Maple Gas déversaient du pétrole vers un petit ravin du nom de Tubocaño, et de là vers la faille de Cachiyacu qui débouche dans l’Ucayali.

Humberto Sánchez éponge la sueur de son front et prend appui sur la canalisation pour relancer le canot entravé. Cette saison des pluies dans la forêt péruvienne l’amène à penser que la pollution est peut-être revenue dans le ravin et provoque des dégâts dans les poissons consommés par les familles, dans leurs organismes. C’est ce qu’il déclare en observant l’eau marron que l’embarcation trouve de nouveau sur son passage. Lorsqu’il pleut, explique-t-il, les puits abandonnés se remplissent et des résidus de pétrole se déversent dans le ravin. Même si aucune entreprise n’est active dans la zone, la pollution continue à Canaán de Cachiyacu.

Dans ce secteur du ravin de Cachiyacu s’entassent des troncs d’arbres tombés des terrains voisins. Les sols de Canaán sont devenus infertiles à cause du pétrole.

Les batailles de Canaán

La première fois que quelqu’un a dénoncé le problème créé par le pétrole à Canaán de Cachiyacu remonte à 2003. C’est ce qu’a fait le lieutenant-gouverneur d’alors, Joel Pezo, lors d’un atelier de la Feconbu. Pezo, aujourd’hui artisan et pêcheur de 63 ans, raconte qu’il a apporté à la réunion deux récipients contenant de l’eau du ravin où la présence de pétrole sautait aux yeux. « C’est cette même pollution qu’on ne parvient toujours pas à régler », déplore-t-il. Cet épisode a débouché sur une série de réclamations adressées à Maple Gas pour les maladies que les habitants attribuaient aux déversements de brut dans la faille. Il s’y ajoutait le manque d’emplois proposés par l’entreprise aux habitants shipibo.

« On leur parlait de notre manque d’eau, mais ils nous répondaient à chaque fois que la question relevait de l’État », indique Humberto Sánchez, qui fut chef de la communauté au début de la lutte des Indiens.

Une étude réalisée par l’ONG Earthrights International a révélé que Maple Gas était responsable de la pollution de l’eau et de l’environnement à Canaán de Cachiyacu. Il ressort en outre du rapport que l’entreprise avait construit à cet endroit une route large de six mètres sans avoir préalablement consulté la population. Les mobilisations, appuyées par l’analyse effectuée par Earthrights International ont contraint Maple Gas à prendre l’engagement de venir en aide à la population, engagement qui est resté lettre morte. La crise a éclaté le 8 juillet 2005 lorsque des dizaines d’habitants ont occupé et paralysé pendant 4 heures les neuf puits de l’entreprise enclavés dans le territoire de Canaán de Cachiyacu. Dix jours plus tard, aucune solution n’ayant été apportée à leurs griefs, l’épreuve de force a été reconduite, cette fois pour une semaine. Le 25 juillet 2005, Maple Gas et la direction de la communauté signaient un accord.

Vladimir Pinto, coordonnateur de l’organisation internationale Amazon Watch au Pérou, a été le conseiller juridique de la communauté pendant le conflit avec l’entreprise. En tant que membre de l’ONG Racimos de Ungurahui, Pinto a expliqué à Maple Gas que Canaán de Cachiyacu possédait des droits territoriaux antérieurs à l’obtention de leur lience d’exploitation. Et que pour cette raison, il ne s’agissait pas d’annuler l’attribution du lot d’exploitation mais de demander un dédommagement pour l’utilisation de la terre. Idem pour les incidences sur l’environnement même si, comme le rappelle l’avocat, la société a bien veillé à ne pas parler de « dommages environnementaux » dans le cadre des négociations.

Dans l’accord souscrit, la communauté a proposé que le dédommagement comprenne les dix années depuis lesquelles, à la date considérée (juillet 2005), Maple Gas menait son activité, et que l’indemnisation soit assurée jusqu’au terme de contrat d’exploitation. Les représentants de la société – conformément à la convention signée – ont déclaré qu’ils étaient respectueux de la légalité et disposés à remplir toutes leurs obligations. Perupetro a indiqué qu’en janvier 2007 Maple Gas a commencé à verser une indemnité annuelle de 9 436 de dollars à Canaán de Cachiyacu. Le montant a varié au cours du temps.

« Il s’agit d’un cas emblématique. C’est le premier conflit social où il a été question d’un dédommagement pour utilisation du territoire », déclare Vladimir Pinto pour ce reportage.

L’ancien chef de Canaán, Humberto Sánchez, tient le tuyau qui traverse la communauté. Il n’y a jamais eu de consultation pour son installation.

Javier Macedo, professeur de mathématiques qui exécute son second mandat en tant que président de la Feconbu, raconte qu’il a fallu lutter presque trois pour aboutir aux accords et faire prévaloir les droits de la communauté. Un jour d’août 2018, alors qu’il conduisait sa moto près de l’aéroport de Contamana, il a vu des bureaux et des congélateurs de l’entreprise en train d’être empilés dans la rue. C’est à ce moment-là que Macedo a découvert que Maple Gas avait passé sous silence les activités menées dans le lot 31-B. Joel Pezo a accusé la société de ne pas avoir mis en œuvre un plan de fin d’exploitation incluant la réparation des dommages imposés au peuple shipibo, et ce bien que le contrat de licence prévoie l’application stricte des lois de protection de l’environnement. Le jour où elle s’est retirée de Canaán de Cachiyacu, signale l’ancien lieutenant-gouverneur, la compagnie devait deux années de dédommagement pour l’utilisation du terrain, à savoir 2017 et 2018. D’après Perupetro, le dernier versement effectué par l’entreprise à la communauté, en 2016, s’est élevé à 52 601 sols [2].

Selon un rapport sur les procédures répressives engagées contre Maple Gas que l’Organisme d’évaluation et de contrôle environnementaux (OEFA) a remis à l’alliance de journalistes ManchadosXelPetróleo, de juillet 2011 à juillet 2021, il s’est produit au moins 37 incidents ayant déclenché des inspections dans les lots 31-B et 31-E. Dans 37 de ces cas, parmi lesquels des manquements aux engagements environnementaux de l’entreprise ou l’absence de précautions destinées à éviter les écoulements de pétrole, il en est 20 où l’OEFA a décelé une responsabilité administrative et imposé des mesures correctives. Dans 12 cas, il a appliqué des amendes d’un montant total de 400,49 unités d’imposition fiscale (UIT en espagnol). La valeur actuelle d’une UIT est de 4 600 sols, ce qui porte le montant total à environ 1 840 000 sols (approximativement 511 000 dollars).

Concernant le lot 31-B, l’OEFA a infligé deux amendes pendant la période indiquée. La plus élevée, de 90,7 UIT, sanctionnait les atteintes à la flore et à la faune commises par Maple Gas faute d’avoir pris des mesures préventives pour ses activités d’exploitation. En outre, elle avait omis de présenter son plan de fin d’exploitation de ses installations et infrastructures, et elle avait stocké des résidus chimiques dans des conteneurs inappropriés, en des lieux sans toit ni système de drainage.

Bien qu’il se soit agi d’une brève période, Joel Pezo a été à la tête de Canaán de Cachiyacu en 2018. Il assure que, durant son mandat, il a encouragé l’organisation de réunions au Bureau du défenseur du peuple de Pucallpa avec Perupetro et le ministère de l’énergie et des mines, service chargé de veiller à la bonne exécution des accords, afin de déterminer à qui incomberait l’indemnisation de la population après le retrait de la société pétrolière. Autant de points qui n’ont jamais été éclaircis.

– Croyez-vous que nous méritons ça ?, me demande-t-il en agitant une mauvaise copie des accords restés sans effet.
– Non. Et ils sont partis comme s’il ne s’était jamais rien passé, se répond-il à lui-même.

Maple Gas est parti sans avoir payé la totalité des sommes dues pour l’utilisation du territoire. Joel Pezo le déplore tandis qu’il lit les accords qui n’ont pas été respectés.

D’autres taches de pétrole

Dans le local principal de Nuevo Sucre, une cinquantaine de Shipibo réfléchit à un programme d’anniversaire : défilé de scolaires, célébration suivie d’un bal, tournoi de football sur le terrain du village qui tient lieu de place centrale. Nous sommes le samedi 5 mars et, dans 17 jours, cela fera 48 ans que cette communauté indienne a obtenu son titre de propriété pour 2 123 hectares. En près d’un demi-siècle, Nuevo Sucre a seulement réussi à être alimentée en électricité au moyen d’un groupe électrogène donné par l’État, et en eau avec une citerne construite par la population elle-même. Les deux sources d’approvisionnement, expliquent les habitants, fonctionnent avec du pétrole qu’ils ont toujours dû acheter alors même que, durant presque 22 ans, la société Maple Gas a mené ses activités à proximité et à l’intérieur de leur territoire.

« Le pompage de l’eau pour toute la communauté fonctionne trois jours, ensuite il faut de nouveau acheter du pétrole », explique Jackson Carbajal, le jeune chef de Nuevo Sucre, qui fait un passage pendant la réunion. La collecte de fonds est très compliquée, indique-t-il protégé du soleil par un toit fabriqué avec des pieux, parce les habitants n’ont pas tous la possibilité de faire des dépôts deux fois par semaine, voire trois en cas de forte consommation.

Il y a une seule école à Nuevo Sucre – une école primaire. Les enfants aident leurs parents pour la construction des maisons et les tâches domestiques.

Nuevo Sucre se trouve à 15 minutes de Canaán de Cachiyacu en bateau à moteur, mais ces deux populations ont une histoire très semblable. Petroperú était chargée de l’exploitation du pétrole sur le champ de Pacaya, zone où le lot 31-E occupe plus de 141 000 hectares. Le territoire indien dont le titre de propriété a été remis à Nuevo Sucre en 1974 se situe à l’intérieur de l’extension du lot. L’analyse effectuée par l’alliance de journalistes a confirmé que la superposition entre les deux zones est totale. Depuis mars 2001, Maple Gas a pris en charge les opérations sur le lot 31-E après avoir signé un contrat de licence avec Perupetro.

Du local communal de Nuevo Sucre il faut marcher au moins cinq heures sur une piste longeant la colline pour atteindre la base de Maple Gas qui correspond au champ de Pacaya. Jusqu’à il y a cinq ans, le vice-président de la communauté, Gilbert Tuesta, parcourait ces 23 kilomètres tous les lundis et jeudis lorsqu’il travaillait à la société pétrolière en tant qu’inspecteur des canalisations. Tuesta était chargé de vérifier et signaler si les tuyaux de transport de brut présentaient des défauts à l’origine de fuites. Il devait également s’assurer du bon état de la route venant du champ de Maquía. La base et les puits de Maple Gas, aujourd’hui à l’abandon dans le champ de Pacaya, ne se trouvent pas dans le secteur de Nuevo Sucre, par contre l’oléoduc et la piste large de six mètres s’y trouvent.

Nuevo Sucre héberge quelque 80 maisons faites de pieux et de feuilles. Y vivent environ 500 Shipibo qui se procurent de l’électricité grâce à des panneaux solaires.

À la différence de Canaán de Cachiyacu, tous les écoulements subis par Nuevo Sucre étaient dus à des ruptures de tuyauterie. C’est ce qu’explique Jackson Carbajal en montrant au loin comment la pollution arrivait au village par les trois ravines qui l’encerclent : Mashiria, Yarinillo et Yarina. Les habitants shipibo de Nuevo Sucre estiment qu’en une journée de pêche dans les trois ravines ils pouvaient rapporter chez eux entre 20 et 30 kilos d’aloses, de silures et de demoiselles. Mais depuis que Maple Gas a commencé son activité, et même aujourd’hui alors qu’elle s’est retirée, ils terminent généralement leur journée sans attraper un seul poisson. « Les ravines étaient notre marché. Il y avait de tout. De nos jours, plus rien n’est comme avant », remarque le chef de la communauté.

Sombres ravines

À quelque 50 mètres du centre du village se trouve une zone en pente qui donne accès à la ravine Yarinillo. Ronald Bartra, agriculteur shipibo qui a travaillé jusqu’en 2014 chez Maple Gas, explique que cette ravine et les deux autres traversent une phase de remplissage caractéristique de l’hiver dans la jungle. « Cela permet de mieux voir à quel point la pollution a rendu l’eau trouble », explique-t-il. Près de la ravine de Yarinillo se trouvent les bananeraies et les rizières de Bartra et du vice-président Gilbert Tuesta. Comme eux, tous les agriculteurs de Nuevo Sucre doivent transporter l’eau des ravines dans des seaux pour arroser leurs cultures. Le village ne possède aucune installation à cette fin. Tous les deux reconnaissent que l’irrigation avec l’eau polluée des ravines a affecté peu à peu les terres agricoles.

« Les dommages persistent. Les sols ont été abîmés et ne produisent presque plus rien », ajoute Javier Macedo, le président de la Feconbu, devant l’école primaire de Nuevo Sucre, la seule du village.

Le 13 janvier 2009, la ravine de Mashiría a subi le premier des trois graves déversements de brut enregistrés par la communauté cette année-là. Tout est parti d’une fissure de l’oléoduc. Ronald Bartra indique que l’eau s’est obscurcie d’un coup, provoquant la mort de poissons et de divers animaux de la forêt qui venaient boire dans la ravine. À peine onze jours après cette fuite, alors que la communauté était encore bouleversée, une autre fissure dans le tuyau a provoqué un nouvel écoulement de pétrole dans la ravine de Yarinillo.

La ravine de Yarinillo est la plus proche des maisons de Nuevo Sucre. À cause des écoulements de brut, on n’y trouve presque plus de poissons.

La population avait l’habitude de s’approvisionner en eau dans les ravines de Mashiría et Yarinillo pour son alimentation. Mais, du fait de la pollution de janvier 2009, raconte Bartra, tous les habitants du village se sont tenus à l’écart des deux secteurs pendant quatre mois. Le 8 avril de la même année, un autre déversement est survenu dans la ravine Yarina. Tous les écoulements ont été décrits dans une lettre que la communauté de Nuevo Sucre a envoyée au Bureau du conseiller-médiateur de la Société financière internationale, qui comptait Maple parmi les entreprises qu’elle finançait.

Les préjudices imputés à la société pétrolière dans les champs et les ravines de Nuevo Sucre ont poussé les habitants à déposer une série de plaintes. De ce fait, en avril 2008, l’entreprise a accepté de verser des indemnités anticipées au titre de l’utilisation du territoire communal. Elles se sont élevées initialement à 18 526 sols (6 505 dollars). Gilbert Tuesta soutient qu’en 2018 leur montant s’élevait à 21 000 sols (6 505 dollars), selon le cours du dollar cette année-là. Cependant, assure le vice-président de la communauté, l’impact environnemental des activités de l’entreprise sur la population shipibo atteignait des proportions incalculables.

Le chef de Nuevo Sucre montre au loin la forêt qui borde la ravine de Mashiría. Le brut du lot 31-E arrivait aussi de là-bas à son village.

Le rapport sur les procédures répressives envoyé par l’OEFA à l’alliance de journalistes fait état de 10 amendes délivrées à Maple Gas pour ses activités d’exploitation dans le lot 31-E. Entre autres choses, les sanctions visent le manquement à ses engagements environnementaux ou la non-présentation de relevés sur la qualité de l’air et de l’eau potable. L’amende la plus importante, de 82,8 UIT, sanctionne l’absence de mesures destinées à prévenir la corrosion du tuyau qui a occasionné un autre écoulement, vers le mois d’avril 2015, dans la ravine de Yarina.

Comme à Canaán de Cachiyacu, les habitants de Nuevo Sucre affirment que Maple Gas n’a pas non plus mis en œuvre un plan de réparation des dommages lorsqu’elle a cessé ses activités dans le lot 31-E en juin 2018. Perupetro a précisé à l’occasion de ce reportage que Maple Gas a versé les indemnités pour l’utilisation du territoire communal uniquement jusqu’à 2017. En mars 2019 a été résilié le contrat de licence qui devait s’étendre jusqu’en mars 2031.

L’entreprise d’État chargée de passer des contrats pour l’exploitation d’hydrocarbures a indiqué à Mongabay Latam que Maple Gas s’est déclaré en faillite et que, de ce fait, elle est responsable de l’état dans lequel elle a laissé les lots, une situation d’abandon que Perupetro est venu inspecter avant de rompre les liens contractuels avec l’entreprise nord-américaine.

« Ils nous ont laissés dans le pétrin », déplore Jackson Carbajal, jeune leader à l’apparence fragile mais ferme dans ses positions. Après un soupir, il déclare qu’il pense que la situation à Nuevo Sucre va s’améliorer, puis il s’en va. Il doit retourner aux préparatifs de l’anniversaire.

Canaán de Cachiyacu se trouve au bord de la rivière Ucayali. Les habitations d’au moins 1 000 Shipibo s’éparpillent à partir de la berge.

Mongabay Latam a essayé de contacter Maple Gas mais l’entreprise apparaît déjà en liquidation. En février 2019 a été publié l’état d’avancement de la procédure d’insolvabilité ordinaire qu’elle a engagée auprès de l’Indecopi. Perupetro a précisé qu’à la date où a été investie l’assemblée générale des créanciers, Maple Gas était endettée de plus de 220 millions de sols auprès de différents créanciers.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3637.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Mongabay, 19 avril 2022.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1Ces textes ont été repris dans l’ouvrage Le Piège de l’abondance : L’Écologie populaire face au pillage de la nature en Amérique latine (éditions de l’Atelier, 2019, 376 p.).

[2Le sol est la monnaie péruvienne – note DIAL.

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