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DIAL 3649

URUGUAY - Pauvreté : D’une condition à une population. Entretien avec l’historien Aldo Marchesi

Venancio Acosta

mercredi 15 février 2023, par Dial

Dans cet entretien conduit par Venancio Acosta, l’historien uruguayen Aldo Marchesi, professeur à l’Université de la République, présente une synthèse de ses travaux sur l’évolution de la perception et du « traitement » de la pauvreté en Uruguay depuis les années 1940. Texte publié dans l’hebdomadaire Brecha le 23 avril 2021.


L’historien du contemporain travaille actuellement sur l’évolution de l’idée de pauvreté en Uruguay.

Bidonvilles à Montevideo dans les années 60
(Source : Brecha, fonds d’archive Chele)

Vos recherches portaient jusqu’ici principalement sur l’histoire récente. Pourquoi cet intérêt nouveau pour l’histoire de la pauvreté ?

Depuis quelques années, je trouve que l’histoire récente s’inscrit dans une matrice très politique ou culturelle. Le rapport avec l’économique et le social s’est un peu dilué. Les deux domaines sont restés dissociés dans la réflexion sur le processus historique. D’une certaine façon, j’aimerais les reconnecter, parce que cela n’a aucun sens de penser aux débats idéologiques des années soixante et soixante-dix sans penser à ce qui se passait dans la vie des gens. Fondamentalement, ce qui m’intéresse c’est d’étudier comment on a pensé l’inégalité en regardant de quelle manière la pauvreté a été conceptualisée à différents moments de l’histoire, des années quarante à aujourd’hui.

Avez-vous trouvé des antécédents à ce genre d’approche ? Parce qu’en Uruguay il semble exister une primauté de l’histoire politique sur l’histoire sociale.

Il a des antécédents principalement du côté de l’histoire économique : l’Institut d’économie et les recherches de Luis Bértola, par exemple. L’un et l’autre travaillent à partir d’indicateurs, qu’ils évaluent au fil du temps. Ce qui est fondamental. Quant à moi, je travaille sur les modes selon lesquels la pauvreté est pensée. Et, oui, il existe une faiblesse de l’histoire sociale et une primauté évidente de l’histoire politique, mais il y a quand même quelques antécédents. Il y a d’un côté une histoire de la classe ouvrière : les apports de Rodolfo Porrini sont très importants. Et ensuite il y a un travail important de María José Bolaña qui a enquêté sur les bidonvilles et travaille actuellement sur la pauvreté au niveau territorial. De même, la sociologue María José Álvarez a travaillé sur les mouvements d’occupation de terres. D’autres travaux plus récents traitent aussi du sujet.

Quelles sont les différentes étapes de la pensée sur la pauvreté, selon vous ?

Il y a premièrement une notion de la pauvreté, des années quarante à soixante, qui s’est nourrie de la tension entre l’urbain et le rural. Il y a eu une inquiétude très grande chez les catholiques et les conservateurs, une préoccupation légitime concernant la situation des pauvres de la campagne. Ils cherchaient à en comprendre les causes et à proposer des solutions. Mais cette optique avait aussi une dimension politique, car cela équivalait à montrer que la prospérité acquise par l’Uruguay sous les présidences de Batlle [1]. ne profitait pas à tous. Elle est présente dans la pensée de Julio Martínez Lamas, Juan Vicente Chiarino et Miguel Saralegui. Ceux-ci critiquent indirectement le « batllisme », auquel ils reprochent son caractère urbain, du fait des investissements publics réalisés dans les villes. On trouve aussi des choses dans les travaux de Luis Alberto de Herrera lui-même. Et Alberto Gallinal joue un grand rôle dans la construction du MEVIR [Mouvement pour l’éradication du logement insalubre rural], par exemple, une initiative importante de développement du logement dans le secteur rural qui existe encore aujourd’hui. Cette ligne se poursuit, à tel point que certains de ses cadres intellectuels effectuent un virage à gauche, comme Juan Pablo Terra. C’est aussi très clair dans la pensée catholique. Dans les années quarante et cinquante, les problèmes relatifs à la pauvreté rurale étaient posés comme des questions culturelles ou liées à la morale, et dans les années soixante on considérait déjà que le problème avait à voir avec la répartition de la terre, par exemple.

Et la gauche avait un discours propre ?

Oui, et elle s’en prenait aussi au discours batlliste. On peut citer, par exemple, les missions sociopédagogiques conduites par Julio Castro et Miguel Soler, qui travaillaient dans des écoles rurales et dont les rapports ont ensuite paru dans Marcha. En général, le débat dans les années cinquante était du style : « Ceci se passe aussi en Uruguay ». Cet argument, lié à l’idée qu’il existerait deux Uruguay, est récurrent. Les missions ont une grande répercussion sur le public. Ensuite, le Parti socialiste tente de toucher le monde rural, tout comme le Parti communiste, essentiellement par le biais d’une activité en lien avec l’organisation des secteurs salariés de la campagne. Cela conduit – et c’est sans doute l’exemple le plus emblématique – aux mobilisations des coupeurs de canne de Bella Unión.

Et concernant la pauvreté urbaine, à quoi ressemblait le débat à ce moment-là ?

Les discours les plus modernistes des années quarante ou cinquante, comme le batllisme, faisaient de la pauvreté rurale un phénomène amené à disparaître à mesure que le pays se développerait. Et la pauvreté urbaine était considérée comme un prolongement de cette pauvreté rurale. C’est alors qu’émerge l’argument selon lequel, en réalité, les pauvres des villes sont des gens venus des campagnes ; on s’apercevra plus tard que cela n’est pas si certain. Dans ce contexte, la question des bidonvilles commence à acquérir une grande visibilité. Par exemple, dans la culture de gauche, les documentaires de Mario Handler ou Ugo Ulive, qui montrent la pauvreté, s’inscrivent dans un discours qui interroge également la viabilité du batllisme. Dans les années soixante, la gauche critique le fait que le système de protection ne fonctionne plus parce que – entre autres choses – les mécanismes mêmes de l’État se sont dégradés : ceux du contrôle des prix ne fonctionnent pas, tout comme les mécanismes de négociation salariale, et les allocations familiales ne cessent de diminuer. Ce système – qui, par nature, ne fonctionnait déjà pas très bien – fonctionnait alors encore plus mal.

Par conséquent, les bidonvilles sont le produit d’une crise du modèle industriel ou de la migration des campagnes vers la ville ?

Sur ce point, Bolaña nous éclaire beaucoup parce que – entre autres choses – il fait de l’histoire orale. Ce processus d’expulsion des villes a bel et bien existé. Le récit de la migration des campagnes vers les villes, selon lequel la pauvreté urbaine vient des campagnes, s’apparente à certains postulats d’une sociologie qui voyait le capitalisme comme une modernisation des relations sociales, dont le chemin passait par la ville. Ce récit précédait parfois même la recherche empirique. Aldo Solari, par exemple, est l’un de ceux qui représentent la version locale de la sociologie de la modernisation.

Est-ce que les discussions intellectuelles s’inscrivent également dans le combat politique ?

Oui. Reconnaître que des gens étaient expulsés à la périphérie du fait de la dynamique même de la ville, c’était reconnaître que le modèle ne fonctionnait pas bien. Et affirmer que les gens viennent de la campagne, c’est insinuer qu’en réalité, la modernisation est toujours en cours. De même, il est clair que ce sont des phénomènes conjugués dans un premier temps. Quoi qu’il en soit, cela ne veut pas dire que le batllisme ne s’intéresse pas à la pauvreté. De fait, il tient un discours et propose une solution qui, fondamentalement – comme le disaient ses partisans – sont ceux de la modernisation capitaliste ou du développementisme.

En tout cas, personne ne voyait peut-être dans la pauvreté un champ du savoir à part entière.

La grande transition est là : on passe de la pauvreté comme condition à la pauvreté comme population. Dans une certaine mesure, le batllisme voyait dans la pauvreté une condition touchant des secteurs des travailleurs et dont il était possible de sortir. Existait alors l’idée, très importante dans l’Uruguay de cette époque, d’une mobilité sociale ascendante : la possibilité que le capitalisme produise une mobilité vers le haut, génération après génération. La grande transition, qui dépasse autant les techniciens que les gouvernements, survient quand la pauvreté se transforme en population. Avant, on parlait des « travailleurs pauvres ». Après les années quatre-vingt ou quatre-vingt-dix, on dit simplement « les pauvres ».

L’idée du pauvre et celle du travailleurs ne sont pas toujours associés.

Non. À partir des années quatre-vingt, l’idée du travail informel s’impose. Cela ne veut pas dire que ces personnes ne travaillent pas (bien que dans l’imaginaire collectif on pense le contraire), mais la figure qui se détache sur le plan technique est celle du secteur informel, à partir de laquelle se configure une population qui ne coïncide plus avec le travailleur pauvre du modèle batlliste. Dans cette transition du travailleur pauvre au pauvre, tous les mécanismes du modèle de protection sociale antérieur ne paraissent plus adaptés. C’est là qu’apparaît le modèle des dénommées politiques sociales. Naissent alors les pauvres du secteur informel, dans la version la plus technique, et les pauvres habitant dans des territoires où règnent l’insécurité, dans l’imaginaire collectif.

***

En termes de pauvreté, de quelle situation hérite le premier gouvernement démocratique [2] ?

La situation est extrêmement grave. Il y a d’abord les ajustements propres à la dictature : chute des salaires, augmentation du chômage, dégradation des programmes d’aide sociale, etc. S’y ajoute la crise de 1982, qui entraîne une aggravation terrible de la pauvreté. De manière générale, on a peu travaillé sur cet aspect de la transition. En fait, le pays se porte très mal. Et le batllisme, pendant toute la campagne, a défendu l’idée de revenir à ce pays intégrateur d’autrefois et montré une forte préoccupation pour ce thème. Il cherche d’abord à remettre en usage certains des outils du passé, comme les conseils des salaires, mais on constate rapidement que ces politiques ne permettaient pas de remédier aux problèmes liés à l’économie informelle. Le ministre du travail du moment, Hugo Fernández Faingold, a observé, par exemple, que les hausses des salaires – conséquences des conseils des salaires – n’avaient pas d’incidence sur les secteurs les plus pauvres. On assiste donc à un débat que les tenants du batllisme eux-mêmes qualifient de rénovation idéologique et qui, dans les faits, se rapproche des discours néolibéraux de l’époque. On voit apparaître souvent les concepts d’efficacité et de rationalité, très dans la ligne de la social-démocratie espagnole, et on commence à penser à des politiques sociales destinées spécifiquement aux secteurs pauvres.

Ils se heurtent à la tradition historique du batllisme d’une manière ambiguë…

Oui. On assiste à une réunion des techniciens « rénovés » des années quatre-vingt : les organismes internationaux, le sanguinettisme [3] lui-même, le batllisme en général et, en particulier, le courant de Manuel Flores Silva. Jaque joue aussi un rôle important [4]. Et les conclusions sont que l’État batlliste ne parvient plus à s’occuper de ceux qui en ont vraiment besoin parce que la distribution des ressources au sein de l’ancien modèle était très générale. À ce moment-là, on prend l’exemple des soupes populaires où se rendaient autrefois des gens de secteurs très divers. On commence à dire que ce mécanisme est inefficace. Le premier gouvernement de [Julio María] Sanguinetti met alors en œuvre un programme alimentaire destiné aux mères pauvres. On leur fournit de la nourriture et on met en pratique un ensemble de mesures nutritionnelles. On passe d’une vision plus universelle à une vision plus spécifique. Cela n’arrive pas qu’en Uruguay. Cela correspond, à l’échelle régionale, à un moment d’expansion des études sur la pauvreté : qu’est-ce qu’un pauvre, comment le mesurer, comment l’évaluer, comment faire pour que les politiques atteignent leur cible et que les ressources ne soient pas distribuées de façon inefficace. La CEPAL [Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes] joue un rôle très important, qui, d’un autre côté, comporte des éléments que je trouve très utiles pour comprendre le fonctionnement des inégalités. Mais on n’est plus en présence de politiques destinées à de vastes secteurs, il s’agit de donner le minimum pour assurer la reproduction de la vie de ceux qui se trouvent dans le pire dénuement.

Cesse alors ainsi d’exister la politique de réglementation des prix pour les produits de première nécessité ?

Il est intéressant de voir comment cette idée d’articles de première nécessité a changé tout au long du XXe siècle. Dans les années quarante et cinquante, l’État avait une conception des besoins alimentaires beaucoup plus large qu’à partir des années quatre-vingt. Dans les articles de première nécessité des années quarante, on voit de tout : les vêtements, la nourriture, les éléments du lieu de vie, etc. Et à partir des années quatre-vingt, d’un côté il n’existe plus de prix réglementés, sauf ceux du pain et du lait, et, de l’autre, la notion de besoin élémentaire est beaucoup plus réductrice et a trait, en particulier, à la reproduction de la vie. Ensuite, la notion de besoins élémentaires non satisfaits devient plus complexe mais demeure restreinte.

La transition vers la démocratie semble être une période déterminante à plusieurs égards : naît alors un champ d’études spécifiques sur la pauvreté ; les liens sont plus étroits avec les organismes internationaux ; il est également fait appel à la société civile ; et les programmes ciblés font leur apparition. Est-ce qu’une matrice s’installe à ce moment-là ?

Oui, mais je considère que ce sont des changements en rapport avec la transformation de la structure économique de l’Uruguay qui transcendent la volonté des partis. La question de la mobilité sociale ascendante n’est pas seulement un problème idéologique : c’est un problème réel. En effet, il se constitue un territoire de pauvres, une population pauvre qui subit crise après crise : celle de 1955, celle de 1982, celle de 2001, et une autre aujourd’hui. Et ces crises retombent plus ou moins sur les mêmes personnes, les mêmes territoires, les mêmes lieux. Ce n’est pas seulement un problème de déclaration idéologique ou de volonté politique : en réalité, la structure économique oblige à fournir des réponses concrètes.

On commence aussi à parler de pauvreté chronique ou de quelque chose qui est repris ensuite comme le noyau dur de la pauvreté. C’est comme si quelque chose se dégradait peu à peu. Est-ce que c’est à cette époque que cela apparaît ?

Je ne sais pas si c’était un concept nouveau : les témoignages qu’on peut lire sur la pauvreté rurale sont vraiment terribles. Ce qu’on peut voir par contre, c’est que l’État ne parvient pas à trouver de réponse : depuis les années quatre-vingt, il existe une réflexion systématique, mais que des solutions soient trouvées. C’est l’accumulation historique de cette réalité sociale. Souvent, quand on parle de pauvreté, les analyses sont très centrées sur le présent, mais si l’on réfléchit à l’échelle de générations, d’un espace, de territoires, de beaucoup de gens vivant longtemps de la même manière…

La transition amène aussi un changement de la gauche par rapport à la compréhension de la pauvreté. En un sens, on abandonne les lectures structurelles. Cela ressemble au passage du langage révolutionnaire au langage des droits humains à partir de l’exil. Ces changements se produisent-ils en même temps ?

Ce sont des changements qui ont à voir avec l’abandon plus général de l’idée de révolution. Sans changement radical, la pauvreté ne disparaîtra pas, et si la pauvreté ne disparaît pas, voyons comment faire pour aider ces gens. Cela témoigne d’un humanisme valide, totalement légitime et audible, mais, en même temps, cela marque l’abandon de projets plus grands de transformation. C’est le dilemme auquel la gauche fait face depuis les années soixante. Mais cette question des visions structurelles transcende la gauche parce qu’elle concerne aussi le développementisme ou les secteurs du centre – le cépalisme – qui, dans les années cinquante et soixante, pensaient qu’avec une modernisation du pays, la pauvreté reculerait, mais qui ont ensuite reconnu la nécessité de la combattre d’une manière ou d’une autre. En réalité ce qui se produit alors est un changement d’époque : on passe d’une manière de penser la politique comme quelque chose de structurel, comme des transformations de structure (ligne de pensée qui n’était pas suivie seulement par la gauche radicale mais aussi par le wilsonisme de 1971 [5],) à une façon de penser toute la question sociale d’un point de vue beaucoup plus humaniste et pragmatique, avec un discours d’aide à autrui pour les besoins élémentaires.

Mais il y a là implicitement une idée de perpétuation de la pauvreté.

Oui. Il y a un intellectuel qui, quand on le suit durant toute cette période, témoigne de ces changements : Juan Pablo Terra, un des fondateurs du Parti démocrate-chrétien, sociologue, issu du monde catholique conservateur et qui rejoint ensuite la gauche. Il entretient en même temps de nombreux liens avec les organismes internationaux, ce qui ne le gêne toutefois pas en tant qu’homme de gauche. À la fin des années soixante, il écrit un livre intitulé Mística, desarrollo y revolución [« Mystique, développement et révolution »], dans lequel il tente de concilier ces idées. Et c’est encore lui qui, à la fin des années quatre-vingt, joue un rôle central dans la réflexion sur l’enfance et la pauvreté, où il met l’accent sur cette approche beaucoup plus humaniste. Il déclare : « Pensons aux enfants pauvres, mal nourris, parce que, sinon, les conséquences vont être désastreuses pour eux et pour la société ». Il enquête et réfléchit à des programmes sur la nutrition, puis sur les politiques sociales. Mais, j’insiste, ce positionnement revêt aussi un aspect très noble, vertueux, d’adéquation aux différents moments.

***

Es-tu parvenu à une conceptualisation historique de ce que représentent les gouvernements du Frente Amplio (FA) dans leur confrontation à la pauvreté ?

Le FA a essayé de concilier cette façon de penser la pauvreté dans sa dimension la plus étroite en apportant de l’aide à ces secteurs sans réfléchir à la structure sociale avec une perspective plus universaliste. Mais son idée des droits est nettement plus restreinte au regard du néobatllisme (ou du contexte de l’époque des années quarante ou cinquante). Bien que le FA ait beaucoup avancé, par exemple, sur la question de la santé publique, dans les années quarante le poids des droits sociaux était énorme. Et le néolibéralisme a effectué de fortes attaques sur tout cela. Aujourd’hui, il est vraiment difficile, socialement, de défendre l’idée que tout le monde a droit à un logement, par exemple, et que si une personne n’a pas de logement, l’État se doit d’agir. Dans les années cinquante, cette idée n’était pas aussi extravagante : c’était une revendication que de nombreux politiques – y compris conservateurs – allaient défendre. Il existe un ensemble de changements idéologiques globaux énormes concernant les droits des individus et les responsabilités de l’État.

Et quelles sont les nouveautés ou les innovations ?

Principalement, la limitation du principe de ciblage. Il y a aussi un changement du côté des techniciens, avec une présence accrue de l’Udelar [Université de la République], par exemple. En fait, je ne crois pas que tout soit pareil ni que le premier gouvernement colorado [6] soit la même chose que l’herrerisme [Du nom de Luis Alberto de Herrera (1873-1959), figure centrale du Parti national durant la première moitié du XXe siècle – note DIAL.]] des années quatre-vingt-dix. Mais je crois qu’il y a dans ce domaine comme un phénomène d’inertie… Un ministère est créé en 2005. Cela ne tient pas tant à la volonté politique du FA qu’à l’ampleur du problème. Durant le premier gouvernement de Sanguinetti, toutes ces politiques avaient été portées par le ministère du travail. Et le FA, après la crise de 2002, a créé un ministère en invoquant les arguments de la rationalisation du travail, de l’efficacité et de l’urgence. Le problème est désormais tellement vaste qu’il outrepasse les attributions du ministère du travail. Ce sont des transformations institutionnelles énormes qui, selon moi, dépassent les partis. Des transformations structurelles, matérielles, qui conduisent à ce que toute une population ne puisse être aidée que selon cette logique, ce qui est très compliqué.

Actuellement, on a l’impression que beaucoup espèrent que le ministère du développement social (MIDES) « sortira les gens de la pauvreté ». Et de nombreuses critiques s’appuient sur cette vision des choses pour en souligner l’« inefficacité ». Quel est le contexte de ce type d’idées ?

Personne ayant un peu de jugeote ne peut dire ça. Ce n’est vraiment pas sérieux. C’est sans doute des arguments utilisés à des fins politiques pour questionner l’efficacité du MIDES. Pour sortir les gens de la pauvreté, il faut des politiques publiques plus globales, des transformations économiques et sociales plus larges, ce n’est pas une chose à la portée d’un ministère. Le MIDES a été créé en réponse à l’ampleur du problème. Et même la coalition actuellement au pouvoir n’envisage pas de le fermer. La réalité qui est la nôtre exige d’avoir un ministère de ce type. En fait, si l’on s’inscrit dans une vision historique plus large, la pauvreté est un problème qui risque de s’amplifier et qui a un rapport avec la structure sociale. On ne peut réfléchir à la pauvreté sans réfléchir à la structure sociale. En outre, il est certain que les deux dernières décennies ont donné lieu à des phénomènes contradictoires. Dans les années quatre-vingt-dix, selon les enquêtes, la majorité des gens avait une vision plus structurelle de la pauvreté. Et, paradoxalement, pendant le gouvernement du FA, la perception majoritaire était que la pauvreté est un phénomène individuel. Voilà qui est frappant. Au niveau social, certaines idées plus libérales sur l’économie ont émergé à contre-courant de la politique. Peut-être que la seule discussion à propos du MIDES a donné naissance à un débat plus idéologique, dans lequel ces visions ont pris une place plus grande.

Andrea Vigorito, économiste de référence en matière d’inégalités, a déclaré à Búsqueda la semaine dernière que face à une hausse soudaine de la pauvreté les réponses de l’État ont toujours été « timides y tardives ». Avez-vous observé une tendance en ce sens ?

La réponse à la crise de 1982 est tardive et survient quand la crise en tant que telle n’existe plus : elle arrive durant le premier gouvernement démocratique. Dans le cas de la crise économique de 2002, il y a quelques réponses très timides pendant la crise proprement dite. Et elles surviennent après un changement de régime politique ; celui-ci n’est pas aussi important que le précédent, mais c’est la première fois qu’une force de gauche l’emporte. C’est un autre changement radical pour qu’il y ait une réponse. Et c’est peut-être un avant-goût de ce qu’on est en train de voir.

Cela a-t-il un rapport avec l’idée qu’il faut croître d’abord et distribuer ensuite ?

Oui, c’est certain. Mais les deux changements qui se sont produits ont aussi beaucoup joué. On peut même dire dans une certaine mesure que ces changements s’expliquent par les conséquences des crises. La dictature est tombée entre 1982 et 1985. En 1982, on ne savait pas bien si la dictature allait finir. Et c’est la crise qui, d’une certaine manière, obligent les militaires à partir. En 2001, il n’était pas non plus évident que le FA était la force politique qui gouvernerait pendant 15 ans. Et, en un sens, la crise a rendu cette possibilité plus certaine. Les deux dernières crises ont précédé des changements très importants dans la politique uruguayenne. Il me semble que nous ne savons pas vraiment comment mesurer l’impact politique de cette crise que nous vivons actuellement. Je veux dire qu’elle peut déboucher sur un nouveau triomphe du FA, mais aussi sur autre chose.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3649.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Brecha, 13 décembre 2022.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1José Batlle y Ordóñez (1856-1929) a été président de la République d’Uruguay de 1903 à 1907 puis de 1911 à 1915 – note DIAL.

[2Julio María Sanguinetti Coirolo est le premier président élu démocratiquement après la dictature militaire ( 1973-1985). Il prend ses fonctions le premier mast 1985 – note DIAL.

[3Julio María Sanguinetti Coirolo a été président de la République d’Uruguay à deux reprises (1985-1990 et 1995-2000) avec le Parti colorado – note DIAL.

[4L’hebdomadaire Jaque était dirigé par Manuel Flores Silva.

[5Le wilsonisme renvoie au mouvement Pour la patrie lancé par Wilson Ferreira Aldunate, membre progressiste du Parti national, peu avant les élections de 1971 – note DIAL.

[6Le premier mandat de Julio María Sanguinetti Coirolo (1985-1990) – note DIAL.

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