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URUGUAY - Le Front ample, la gauche résiliente
Verónica Pérez Bentancur
mardi 6 février 2024, mis en ligne par
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8 janvier 2024 - Lors de son récent congrès, le Front ample a voté en faveur de son programme électoral et de ses candidats à la présidence. Selon les enquêtes en sa faveur, la gauche uruguayenne entrevoit la possibilité de retourner au gouvernement en 2024.
En 2024 se tiendront en Uruguay des élections pour élire le président et les parlementaires. En juin auront lieu les élections primaires au cours desquelles les partis politiques éliront leurs candidats à la présidence. Les élections nationales se tiendront le dernier dimanche d’octobre et, si aucun candidat n’obtient la majorité absolue, le second tour aura lieu en novembre. Aujourd’hui seuls deux partis ont la possibilité d’accéder au pouvoir : le Parti national du gouvernement actuel (qui aujourd’hui est à la tête d’une coalition de centre droit, présidée par Luis Lacalle Pou, et le Front ample (FA), un parti de centre gauche qui a gouverné durant trois périodes consécutives (2005-2020), au cours de ce qui a été appelé « le tournant progressiste ».
Même si les élections supposeront des rivalités, le FA est favori selon tous les sondages. Après avoir perdu les élections en 2019, cette force particulière qui est capable de rassembler presque toute la gauche uruguayenne, s’est remise de sa défaite : elle s’est lancée dans un processus d’autocritique, a élargi sa structure de base et a entrepris un changement de leadership tout en maintenant son unité. Ce processus s’est confirmé lors de la célébration de son récent Congrès extraordinaire Tabaré Vázquez, au cours duquel a été approuvé son programme de gouvernement pour la prochaine période, élaboré, comme précédemment, de façon vraiment participative et en lien étroit avec des acteurs sociaux. Dans une région où les forces politiques de gauche ont prouvé qu’elles dépendaient de la figure de leurs leaders (Brésil), elles sont fragmentées et ont des difficultés à intervenir et à canaliser les attentes de la société (Chili) ou connaissent des fractures internes (Bolivie), le FA apparaît comme le parti d’une gauche résiliente.
La défaite de 2019 a été un coup dur pour le parti fondé en 1971. Le FA passait dans l’opposition après 15 ans de gouvernement ininterrompus et la plus grande perte de voix de son histoire (8 pour cent par rapport aux élections précédentes). En outre il ferait face à un gouvernement extrêmement populaire : le président Luis Lacalle Pou avait obtenu des taux de satisfaction très élevés pour sa gestion depuis le début de son mandat en 2020. Face à ce scenario certains auguraient un repli de la structure du Front ample, ce qui cependant a été loin de se produire.
En octobre 2020, le FA a décidé de se rallier aux organisations sociales qui lançaient une campagne de recueil de signatures pour déroger, via un referendum, à ce qu’ils considéraient comme les parties les plus régressives de la Loi d’urgente considération (LUC), une loi fourre-tout (très large et concernant de multiples questions) que le président Lacalle Pou a fait approuver au cours des premiers mois de son gouvernement. La LUC contenait plusieurs articles régressifs parmi lesquels ceux qui se rapportaient à la « main de fer » (augmentation des peines et libre arbitre de la police) ou ceux qui voulaient limiter le droit de manifester.
Le FA a engagé toute son organisation à préparer la campagne pour le referendum. Même si l’option du « oui » à la dérogation que proposait le FA et les organisations sociales – dont la principale, l’Intersyndicale plénière des travailleurs - Convention nationale des travailleurs (PIT-CNT, pour son sigle en espagnol, la centrale unique des travailleurs – ne l’a pas emporté, la différence avec le « non » que soutenait le gouvernement de Lacalle Pou a été très faible (2,7 %). Face à un gouvernement qui jouit d’un taux élevé de popularité, le résultat du referendum a été interprété par beaucoup comme un signe de vitalité de la structure du Front ample. Le FA démontrait qu’il était l’organisation politique capable d’incarner le mécontentement à l’égard du gouvernement d’une partie de la société et qu’il pouvait être une menace pour la droite au pouvoir.
En 2020 également, et comme conséquence de sa défaite électorale, la gauche a entamé un processus d’autocritique. Les raisons de la défaite électorale ont été débattues par la totalité de sa structure complexe. Le processus a atteint son point culminant en 2021, avec l’approbation d’un document lors de son Congrès ordinaire, organe suprême du parti et instance composée essentiellement par des militants de base. Le document soulignait que le FA avait lancé de grandes transformations, mais indiquait aussi qu’il s’était éloigné de la société. En cherchant à répondre au processus d’autocritique, en 2022, le FA a mis en place deux types d’action. En premier lieu, il a rédigé un plan de développement organisationnel grâce auquel il prétendait élargir la structure des comités de base – domaines territoriaux de militance – à des territoires où le FA était peu représenté. Le plan cherchait en particulier à créer des comités de base dans certaines localités de l’intérieur et quelques quartiers de la périphérie de Montevideo.
En second lieu, des délégués des instances du parti et ses dirigeants ont tenu différentes réunions dans tout le pays, connue sous l’appellation de « Le FA t’écoute ». Cette initiative avait pour objectif de recueillir les requêtes de divers acteurs de la société. Dans le cadre de « le FA t’écoute » ils en ont organisées 38 dans tout le pays, se sont rendus dans 303 localités et ont organisé plus de 1.400 réunions avec divers collectifs et organisations sociales (syndicats, coopératives, associations rurales et professionnelles, cantines et goûters populaires, groupes de femmes et de dissidents, collectifs pro environnement, associations de voisins, etc…
En parallèle au développement des activités de « Le FA t’écoute » et à l’expansion des structures de base, ont débuté en 2022 les préparatifs du congrès programmatique du FA (VIIIe Congrès extraordinaire Tabaré Vázquez) qui s’est tenu les 9 et 10 décembre 2023. Dans ce cadre le programme des élections de 2024 a été approuvé ainsi que les candidatures aux élections primaires de cette année.
Le Congrès est l’organe le plus important du FA. Selon les statuts du parti, leurs positions idéologiques et programmatiques sont définies au Congrès et, depuis la réforme constitutionnelle de 1996 qui a rendu obligatoires des élections primaires pour tous les partis, le Congrès valide les candidatures aux présidentielles présentée aux primaires. Le Congrès est présidé par une Assemblée plénière nationale (organe suprême), mais ses membres sont fondamentalement des délégués des comités de base. Il est convoqué tous les trente mois même si occasionnellement l’Assemblée plénière peut convoquer un congrès extraordinaire pour aborder une question importante, comme c’est le cas du programme.
L’élaboration du programme du FA dans le cadre du Congrès est un exercice de démocratie délibérative. Son élaboration commence par les activités que coordonne la Commission nationale de programmation, un organe qui dépend du Bureau politique du FA (organe exécutif du parti). La commission est constituée de militants de base et de représentants des diverses fractions du parti. À son tour, cette commission délègue le travail aux unités (commissions) thématiques, dont la tâche est d’élaborer les documents programmatiques qui seront débattus et votés au Congrès. De même que toute la structure du parti, les unités thématiques sont composées également de militants de base et des fractions du FA.
Pour ce qui est du programme électoral de 2024, ce sont 32 unités thématiques qui ont travaillé et se sont réunies au cours de l’année 2022 et des premiers mois de 2023. Chaque unité thématique a rédigé un rapport qui a été présenté à la Commission nationale du Programme. À partir de ce dernier, la Commission nationale du Programme a élaboré une synthèse de 80 pages divisées en 7 chapitres. Ce document a été approuvé par le Comité plénier national du FA, le 15 juillet 2023 et débattu dans les comités de base et en interne par les fractions du parti, qui ont eu jusqu’à octobre pour envoyer des propositions de modifications qui seraient examinées au Congrès en décembre. Le Congrès a reçu plus de 2200 modifications au document original.
Lors de son premier jour de travail, le Congrès a siégé en huit commissions et la réunion plénière s’est tenue le deuxième jour. Ce sont 2 100 délégués (presque 600 de plus qu’au congrès programmatique antérieur organisé en 2019). Le Congrès a travaillé sur la base des propositions de modifications reçues. Si ces dernières obtenaient le soutien des deux tiers des présents à la commission, elles passaient au Congrès plénier, où elles devaient obtenir l’aval des deux tiers des congressistes présents.
Dans un parti de masse comme le FA, cette instance est centrale, car le programme élaboré par le Congrès fonctionne généralement comme une boussole qui oriente les actions des dirigeants et du parti, aussi bien au gouvernement que dans l’opposition. En outre, compte tenu du fait que nombre de militants qui participent à l’élaboration du programme sont aussi des militants d’organisations sociales, le programme du FA reprend généralement certaines des demandes les plus importantes de ces acteurs, qui constituent le noyau de soutien principal du parti, particulièrement le mouvement syndical, mais aussi les organisations de droits humains, le mouvement pour la diversité sexuelle et le mouvement féministe.
En ce sens, ce mode d’élaboration du programme assure une porosité à l’influence des mouvements sociaux. Quand FA était au gouvernement, son programme a été la base des nombreuses lois du travail qui reprenaient nombre des revendications du PIT-CNT. De la même manière, le programme du FA a repris des revendications de groupes aux pouvoirs de mobilisation limités mais connectés à la structure du FA, grâce à la double militance de certains de ses membres. Le meilleur exemple en est la Loi Intégrale Trans, une loi progressiste, votée lors du second mandat de Tabaré Vázquez, et qui était en germe dans le programme électoral de 2014.
Cette spécificité de l’élaboration programmatique n’est pas sans susciter des tensions. Dans un parti qui aspire à gouverner, le débat programmatique se heurte toujours à la remise en cause qui concerne le risque électoral que supposent certaines propositions. Ce débat a eu lieu au Congrès de 2023 au cours duquel, par exemple, est resté en suspens l’idée de créer un ministère de l’égalité, proposé par l’unité thématique en charge de débattre du sujet de l’égalité de genre. Même si cette proposition remportait de nombreuses adhésions en interne du FA, surtout de la part des femmes, certains on estimé que l’idée de créer de nouveaux ministères « pouvait attendre », à un moment où ce qui se jouait était de sortir la droite du gouvernement. Néanmoins, la proposition de créer un ministère de la justice a été acceptée. En raison de la logique pragmatique, en d’autres occasions, les propositions qui apparaissent dans le programme du FA ne sont pas explicites. Un exemple en est la forme sous laquelle apparaissent des propositions qui cherchent à réinstaurer la législation dérogée par la LUC. En ce sens, dans le programme approuvé par le dernier Congrès est indiqué par exemple la « nécessité de rétablir » la participation des délégués du corps enseignant dans les organes de gouvernance de l’éducation. Cette proposition reprend une revendication des syndicats enseignant dont la participation a été remise en question par les projets des politiques de l’éducation du gouvernement de Lacalle Pou. Néanmoins, le programme du FA ne parle pas de déroger à la LUC, en partie aussi parce qu’elle a été approuvée lors d’un référendum.
Ce processus démocratique et délibératif de l’élaboration programmatique ne néglige pas non plus les aspects techniques. Dans les faits de nombreux techniciens prennent part aux unités thématiques ainsi que des personnes qui connaissent l’État pour avoir occupé des charges dans des instances du gouvernement national ou départemental. Néanmoins le trait distinctif de l’élaboration programmatique au sein du FA est que la démarche est éminemment politique, ce qui la rend grandement légitime pour les larges bases du parti. Au terme du Congrès et du choix des candidatures est élaborée une plateforme programmatique plus synthétique, destinée à être diffusée auprès des citoyens. De cette façon, le candidat qui est élu lors des primaires peut donner sa propre orientation au programme, dans le respect évidemment de ce qui a été approuvé par le Congrès du parti.
Le congrès qui s’est tenu récemment a été important non seulement pour approuver le programme mais aussi pour introniser les pré-candidats à la présidentielle qui seront en lice lors des élections primaires de 2024. Le scénario s’est joué dans un contexte différent des précédents, sans la présence de ses principaux référents politiques : Tabaré Vázquez, (deux fois président) et Danilo Astori, (ministre de l’Économie et vice-président) sont décédés respectivement en 2021 et 2023, tandis que l’ex-président José « Pepe » Mujica a abandonné toute possibilité d’être élu à une quelconque charge, compte tenu de son âge avancé.
Néanmoins après la disparition de ses leaders historiques, au cours des dernières années le FA a procédé à un changement de leaderships qui s’est traduit par l’approbation des candidatures par le Congrès. Les candidats donc qui se présenteront aux élections primaires seront au nombre de quatre : Yamandú Orsi (maire de Canelones), Carolina Cosse (maire de Montevideo), Andrés Lima (maire de Salto) y Mario Bergara (sénateur et ex-président de la Banque centrale). Parmi eux le premier et le dernier sont considérés comme des choix modérés, bien que la rivalité s’oriente entre Orsi et Cosse. Même si Yamandú Orsi est donné en tête. D’ici là il y le temps de voir.
Selon les derniers sondages, le FA est annoncé favori, dépassant le total de tous les partis de la coalition de droite. Cela ne signifie pas néanmoins que le chemin soit sans embûche. Même si quelques cas récents de corruption ont entaché l’image du gouvernement de Lacalle Pou, le FA entrera dans la bataille contre de puissantes machineries, en particulier contre son principal rival, le Parti national qui est une structure solide, qui a l’avantage aujourd’hui d’être à la tête de l’État et de la majorité des gouvernements départementaux. Tout laisse prévoir un scenario avec de fortes rivalités, mais la gauche se réjouit à l’idée de revenir au gouvernement.
Traduction française de Françoise Couëdel.
Source : Nueva sociedad, https://nuso.org/articulo/izquierda-resiliente-uruguay.