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DIAL 2755
AMÉRIQUE LATINE - La lutte contre la pauvreté passe par la lutte contre les inégalités
samedi 16 octobre 2004, mis en ligne par
Les causes de l’aggravation de la pauvreté en Amérique latine sont à rechercher dans l’inégalité profonde qui sévit dans ces pays. Entretien réalisé par Humberto Márquez avec Bernardo Kliksberg, sociologue et économiste, responsable de l’Initiative interaméricaine sur le capital social, l’éthique et le développement, à la Banque interaméricaine de développement (BID), publié en mars 2004 par IPS.
L’Amérique latine et les Caraïbes constituent une région possédant quelques-unes des plus grandes réserves de matières premières stratégiques du monde, des sources bon marché d’énergies, des possibilités optimales de production agricole et d’élevage, d’énormes richesses touristiques et une très bonne localisation en termes de géographie économique. Cependant, plus de 43% de ses 505 millions d’habitants sont pauvres. Plus d’un tiers de ces jeunes sont au chômage, la mortalité des mères à l’accouchement est plus de vingt fois supérieur à celle des pays industrialisés et l’exclusion continue d’augmenter. A titre d’exemple, il faut signaler qu’entre 2000 et 2002, le nombre de pauvres à augmenter de 15 millions et leur pourcentage est plus élevé qu’en 1980. « La raison centrale, insuffisamment examinée par les économistes, en est l’inégalité qui est la plus élevée de la planète » a précisé dans une entrevue avec IPS, le sociologue et économiste B.Kliksberg, responsable de l’Initiative sur le capital social, l’éthique et le développement à la Banque interaméricaine de développement (BID), qui tient son assemblée annuelle à Lima. Mais B.Kliksberg, auteur d’une trentaine de livres sur la question, se déclare optimiste pour l’avenir. Cette réalité peut se modifier avec l’approfondissement de la démocratie, les avancées de la société civile, le potentiel de développement matériel de la région et, surtout, grâce à la capacité des Latino-Américains de générer un capital social et d’insuffler une éthique dans la gestion économique.
Comment l’inégalité alimente-t-elle la pauvreté ?
En premier lieu, par la distribution inégale de la richesse créée. Les 20% les plus riches de la population reçoivent 60% du revenu national en Amérique latine, et les 20% les plus pauvres reçoivent seulement 3% de ce revenu.
De quelle manière se traduit cette inégalité ?
Dans l’accès aux actifs productifs, comme la terre. Une population rurale considérable n’accède pas au bien de production le plus élémentaire. Il y a les inégalités dans l’éducation, car les 10% les plus riches ont un minimum de douze années de scolarité alors que les 30% ayant le revenu le plus bas atteignent à peine cinq années. Cela se traduit par des salaires inférieurs, parce que le fossé entre les travailleurs qualifiés et les non-qualifiés dans la région est un des plus grands du monde. Il y a de grandes inégalités en matière de santé, en raison de la moindre espérance de vie et de la mortalité maternelle et infantile. En 2003 des maladies associées à la pauvreté ont causé la mort de 190 000 enfants en Amérique latine.
Comment peut-on mesurer la relation entre inégalité et pauvreté ?
Une étude de l’économiste des Etats-Unis Nancy Birdsall a procédé à une projection économétrique pour comparer l’Amérique latine de la fin des années 60 et celle qui est apparue après les dictatures militaires (depuis les années 70 jusqu’au début des années 80) et l’application des politiques orthodoxes (néolibérales).
Et quel serait le niveau de pauvreté si on avait continué d’appliquer dans la région la politique économique de la décennie des années 60 ?
La pauvreté serait de moitié par rapport à celle qui existe actuellement. L’augmentation de l’inégalité a doublé la pauvreté. C’est ce que nous appelons la pauvreté « non nécessaire », qui est causée seulement par davantage d’inégalité.
C’est donc l’échec des recettes libérales d’ouverture, le fameux Consensus de Washington, imposé dans les années 90 à l’Amérique latine ?
Ce fut inefficace pour réduire les inégalités et, dans des cas comme celui de l’Argentine, cela a polarisé la société et a conduit à la destruction de la classe moyenne. La croissance est indispensable, de même que des économies compétitives et une faible inflation, mais une étude, coordonnée par la Commission économique pour l’Amérique latine, montre que des taux plus élevés de croissance retarderaient fortement - de 30 à 50 ans - une réduction modérée de la pauvreté qui affecte 221 millions de Latino-Américains et Caraïbéens. Améliorer l’égalité aurait un impact plus fort en moins de temps.
Quelles politiques ou quelles mesures concrètes doit-on appliquer pour cela ?
L’accès au crédit par exemple. Il y a 60 millions de petites et moyennes entreprises en Amérique latine, qui sont la principale source d’emplois et qui peuvent générer beaucoup plus, mais qui reçoivent à peine 5% de tout le volume de prêts accordés par le système financier régional.
Pensez-vous que les nouveaux gouvernements d’Amérique latine avancent dans cette direction ?
Justement, de nouveaux gouvernements sont apparus car la clameur sur les inégalités et la pauvreté s’étend, parce que la politique est un facteur très actif. Le programme brésilien Faim zéro, par exemple, est absolument anti-inégalités et il développe une stratégie originale en cherchant à inclure toute la société et pas seulement l’Etat dans le travail pour faciliter le droit humain fondamental à l’alimentation.
Que peut-on dire des cas de l’Argentine et du Venezuela ? (En visite dans différentes villes du Venezuela, B.Kliksberg a décidé de ne pas s’exprimer sur le processus politique vénézuélien actuel. )
Il y a des expériences merveilleuses, comme le Salon de la consommation populaire à Barquisimeto, (à l’ouest du Venezuela) où 80 coopératives et d’autres associations de producteurs et consommateurs ravitaillent en aliments jusqu’à 40% moins chers 50 000 des 170 000 familles de la ville. Et en Argentine de nouvelles ressources fiscales ont été investies dans le domaine social. C’est important pour augmenter le nombre de consommateurs et faire croître le marché intérieur qui est restreint par les inégalités.
Il y a donc place pour l’optimisme ?
Absolument. Il y a des vents de changement très importants en Amérique latine. En raison de la poussée de la société civile qui recherche la démocratie mais avec plus d’égalité. Et la pensée sur le développement commence à passer d’une vision purement économique et financière, dont les résultats sont si pauvres, à la vision proposée par une économie à visage humain et qui préserve l’environnement.
Comment ces sociétés peuvent-elles développer ces nouvelles
approches ?
Il faut débattre de la grande dimension oubliée du développement, la formation du capital social et l’éthique. Ce ne sont pas des clés magiques, mais toute comparaison entre des sociétés plus ou moins inégales montre l’importance du climat de confiance à l’intérieur d’une société, de la capacité à s’associer, de la conscience civique et des valeurs éthiques.
Pouvez-vous donner un exemple latino-américain en ce domaine ?
Les envois d’argent des immigrants latino-américains en Europe et en Amérique du Nord, fondés dans des valeurs familiales et éthiques, pour aider ceux qui sont restés dans le pays natal, ont représenté 32 milliards de dollars en 2002 et 40 milliards de dollars en 2003. Ce flux de ressources n’est pas entré dans les calculs des économistes traditionnels, et c’est une sorte de capital parfait, qui n’engendre pas de dette extérieure, va vers les secteurs qui sont le plus dans le besoin et a un effet multiplicateur important.
Comment devraient se comporter les autres acteurs économiques ?
L’économie devrait en définitive être au service des valeurs éthiques, comme le droit des familles et des enfants, ou celui des jeunes à avoir un travail, ou celui des personnes âgées à être protégés. On dit peu que 40% des personnes de plus de soixante ans en Amérique latine ne disposent d’aucune ressource. Il faut une responsabilité éthique dans les politiques publiques et dans l’action des entreprises privées.
Mais tous les gouvernements se réclament d’un comportement éthique et social dans leurs politiques.
Oui, mais la corruption dévore encore jusqu’à 10% du produit brut latino-américain. À cause de cela des initiatives sont importantes comme celle de la législature de l’Etat brésilien méridional de Rio Grande do Sul, qui ordonne que le budget économique actuel soit accompagné d’un budget social, avec des objectifs quantifiables dont l’exécutif devra rendre compte annuellement.
N’est-ce pas un objectif romantique que l’appel aux entreprises ?
Absolument pas. Prenons les cas de Enron (ce géant de l’énergie aux Etats-Unis, ébranlé pour raisons frauduleuses en 2002), et de Parmalat (l’entreprise laitière transnationale italienne, engagée cette année dans un scandale similaire), mais surtout les études selon lesquelles il y a au moins 50 millions de personnes aux Etats-Unis qui appartiennent déjà à la catégorie des consommateurs éthiques, c’est-à-dire un riche marché d’acheteurs qui orientent leurs achats vers les produits des firmes qui se comportent comme de bons citoyens à l’égard des consommateurs, de leurs propres salariés, de l’environnement et des pays tiers.
Ce virage éthique est un retour aux origines.
C’est vrai. C’est un retour à la pratique économique rappelée par la Bible, traduite dans les expressions du pape Jean-Paul II qui insiste sur un code éthique pour la mondialisation. Et les pères fondateurs de l’économie moderne, à commencer par Adam Smith, ont toujours considéré l’éthique comme une condition nécessaire de l’activité économique.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2755.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : IPS,
mars 2004.
En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.