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DIAL 2717

ARGENTINE - Le 28ème annivesaire du coup d’Etat : Il ne s’agit pas seulement du passé mais aussi du présent

Adolfo Pérez Esquivel

jeudi 1er avril 2004, mis en ligne par Dial

Les forces armées ne déclenchent pas seules un coup d’Etat. Elles ont besoin de la complicité des secteurs civiles, des chefs d’entreprisess, d’une Eglise au silence complice, et de soutien de l’extérieur. Des transnationales, ici clairement désignées, ont su tirer profit de cette situation pour s’enrichir. Aujourd’hui, le peuple argentin continue à supporter le coût d’un tel comportement, car l’impunité est toujours de mise pour ces entreprises. Heureusement, la politique du président Kirchner représente un tournant prometteur. A l’occasion de 28ème anniversaire du coup d’Etat (le 24 mars 1976), il vient de prendre une décision à fort impact symbolique : transformer en musée de la mémoire ce qui fut une école de torture. Article d’Adolfo Perez Esquivel, Prix Nobel de la Paix, SERPAJ Argentine, Buenos Aires, 24 mars 2004.


Toutes les sociétés subissent des changements dus à la dynamique dans laquelle elles se trouvent à cause des circonstances mondiales ou des événements locaux. Voici 28 ans aujourd’hui qu’a eu lieu le coup d’Etat militaire en Argentine qui a instauré une des dictatures les plus sanglantes de toute l’histoire du pays.

Nous devons faire mémoire et dire qu’il ne s’agit pas seulement du passé mais aussi du présent qui garde de ces événements une forte charge émotive sur le plan social, politique et surtout éthique et qui doit rechercher la vérité et la justice. La société doit toujours réparation à des milliers de personnes victimes du terrorisme d’Etat. Quand a donc commencé ce 24 mars 1976 ? Quelles ont été les motivations qui ont déclenché ce coup d’Etat et quels ont été les complices connus ou cachés qui ont provoqué ce bain de sang et de terreur qu’a vécu tout le pays ?

Les forces armées ne peuvent jamais toutes seules déclencher un coup d’Etat ; elles ont besoin du soutien et de la complicité des secteurs civils, des chefs d’entreprises, des secteurs de l’Eglise avec leur silence complice, mais aussi du soutien de l’extérieur. Nous ne pouvons pas oublier que 80 000 militaires de toute l’Amérique latine ont été formés à l’Ecole des Amériques qui se trouvait à Panama et dans les Académies militaires des Etats-Unis. Ils appliquèrent la « doctrine de la sécurité nationale » et mirent en œuvre l’Opération Condor, cette internationale de la terreur qui a étendu ses tentacules jusqu’en Europe et même jusqu’aux Etats-Unis pour récupérer ses victimes.

Ce n’est que récemment, 28 ans après ces événements, qu’ont peut enfin entrevoir l’espoir de permettre à toutes ces plaies de la société de se cicatriser. Le gouvernement actuel du président Kirchner accomplit des gestes significatifs dans le sens de la politique des droits de l’homme pour rétablir enfin la justice, en remettant en cause l’impunité juridique que les gouvernements qui l’ont précédé avaient dissimulé derrière des lois injustes et immorales qui traitaient avec indulgence tous les responsables des graves violations des droits humains.

Un des faits les plus éloquents et les plus significatifs pour rendre justice à la mémoire du peuple argentin, c’est l’expropriation des bâtiments de la ESMA, l’Ecole de mécanique de la marine, qui durant la dictature militaire a servi de centre de torture et de camp de concentration par où sont passés plus de 5 000 prisonniers, où l’on a pu s’approprier des enfants et où l’on appliquait la sinistre méthodologie de la séquestration et des disparitions des personnes. L’Ecole de la terreur va être bientôt transformée en Musée de la mémoire pour les générations actuelles et futures afin que plus jamais (Nunca Mas) cela ne se reproduise dans notre pays ni dans aucun autre peuple du monde.

Les forces armées ont eu la responsabilité d’être le bras exécutif de la barbarie déchaînée contre le peuple. Les cerveaux de ce sinistre plan, mis en œuvre en Argentine et dans toute l’Amérique latine, ont transformé les militaires en troupes d’occupation dans leur propre peuple et les ont détournés de leur véritable fonction qui est d’être au service du peuple comme défenseurs de la souveraineté et de la liberté. Ils ont essayé d’imposer un modèle politique, économique et culturel basé sur la doctrine de la sécurité nationale, imposée depuis Washington avec, pour conséquence, un coût élevé de vies humaines et la destruction de la capacité productive du pays, et tout ceci au bénéfice des grandes entreprises qui se sont enrichies. Des transnationales comme Ford et Mercedes Benz ont même pris la responsabilité de livrer certains de leurs employés entre le mains des répresseurs et de laisser séjourner en permanence dans leurs usines des détachements de militaires.

Par exemple, l’entreprise Ledesma à Jujuy, de la famille Blaquier, lors de « la Nuit des pannes d’électricité », a utilisé les camions de l’entreprise pour séquestrer et faire disparaître les personnes qu’ils considéraient comme nuisibles à leurs intérêts. Ce fut le cas de la séquestration et de la disparition du Dr Aredez, un médecin qui se consacrait au service des gens des secteurs les plus démunis. Jusqu’à aujourd’hui, cette entreprise continue à polluer en causant de grands dommages à la vie de la population environnante. Elle n’a jamais subi aucun type de contrôle lorsqu’elle fait brûler en plein air les déchets de la canne à sucre, ce qui contamine le milieu environnant et provoque des cancers chez bien des personnes. Cette entreprise continue toujours de bénéficier de l’impunité la plus absolue.

Bien d’autres entreprises ont bénéficié de la dictature militaire. Beaucoup d’entre elles ont réussi a transformer leurs dettes privées en dettes d’Etat. Aujourd’hui, le peuple doit payer le remboursement de cet argent qu’il n’a jamais reçu. C’est de cette façon qu’a pu se développer cette perverse « dette extérieure » (deuda externa), que l’on a dénommée « dette éternelle » (deuda eterna), qu’il est impossible de payer et qui reste immorale et injuste. Parmi les principales entreprises qui ont fait beaucoup de bénéfices pendant la dictature militaire, on peut signaler en donnant les chiffres de leurs dettes en millions de dollars : la City Bank : 213 – Cogasco S.A. : 1348 – la Banque de Londres : 135 – Sevel : 124 – IBM : 109 – FORD : 80 – Loma Negra : 62 – Chase Manhattan Bank : 61 – Bank of América : 59 – ESSO : 55 – Fiat : 51 – Mercedes Benz : 92 – Banco Ganadero : 157 – Deutsch Bank : 90 – Industrias Metalùrgica Pescarmona : 89.

Comment et pourquoi ces entreprises et bien d’autres encore ont-elles pu bénéficier de la remise de leurs dettes sur le dos du peuple ?… Le juge Ballestero signale que « …le pouvoir judiciaire de la nation, dans le cadre de ses fonctions constitutionnelles, a pu établir dans le procès « Olmos Alejandro sur dénonciation », la complète illégitimité des bénéfices économiques que ces entreprises ont reçu aux dépens du peuple argentin », grâce à toute une série de manœuvres planifiées par ceux qui ont usurpé le pouvoir de l’Etat et assumé le gouvernement de la nation à partir du 24 mars 1976.

J’insiste à nouveau pour dire que les militaires n’ont pas agi seuls. Ils ont reçu l’appui des secteurs politiques qui sont venus conspirer même dans les casernes pour que les militaires puissent réprimer le peuple. Les oligarchies nationales ont recherché leurs propres bénéfices, sans s’intéresser le moins du monde à la vie du peuple. Ces mêmes personnes ont cherché à justifier leur politique d’alors en parlant des « deux démons », ou de « Nous étions en guerre ». Ceux de l’extérieur, ceux qui ont le pouvoir et tous ceux qui ont cherché et cherchent encore à imposer leur politique de domination et à promouvoir leurs seuls intérêts économiques et politiques, considèrent toujours que le peuple est pour eux un obstacle. Il y a aussi récemment, tous ceux qui, sans tenir compte des conséquences, ont cherché à s’approprier les ressources du pays et le patrimoine du peuple, qui ont créé davantage de faim et d’exclusion sociale lors des privatisations.

C’est en 1969, lors de la dictature du général Ongania, qu’a commencé la destruction des centres de recherche scientifique de l’Université nationale de Buenos Aires et la persécution des scientifiques lors de « la Nuit des longs bâtons ». Les guérillas d’alors, de différentes idéologies, ont cru pouvoir être les libérateurs du peuple sans le peuple. En fait, elles ont engendré davantage de destruction et de violence, et ont permis à la dictature, avec les secteurs politiques complices, de fomenter pour leur propre profit la dénommée « guerre des deux démons ».
Concrètement, il n’y pas eu de guerre, mais une attaque généralisée dans tout le corps social contre ceux qui n’avaient rien à voir avec les guérillas mais qui travaillaient pour une société plus juste et plus humaine.

28 ans après, nous devons faire mémoire de ces événements. Aujourd’hui, les Etats-Unis, responsables de la formation qu’ils ont donnée aux forces armées d’alors qui ont provoqué de grands massacres dans toute l’Amérique Latine, font pression sur le gouvernement et le Parlement pour que leurs troupes puissent entrer dans le pays en toute immunité. On dirait que les députés et les sénateurs ne veulent pas se souvenir de ce qui s’est passé. La Chambre des députés a déjà donné, pour sa part, son approbation à cette demande et, à présent, le gouvernement des Etats-Unis fait pression sur le Sénat pour obtenir son approbation.

28 ans après le génocide du peuple, comment est-il possible qu’ils n’aient encore rien appris ? Ou bien continuent-ils encore avec ces mêmes « manipulations » qui ont provoqué tant de douleur dans notre peuple ?

Le 24 mars 1976 a encore des partisans qui veulent continuer dans cette même voie. Mais d’autres luttent pour trouver de nouveaux chemins et un nouvel espoir afin que la mémoire et la résistance du peuple restent ferme. Ils agissent pour que ne puisse jamais plus (Nunca Mas) se renouveler un autre 24 mars. La lutte, les espoirs et la résistance ne sont pas terminés. Nous sommes en chemin à côté du peuple qui réclame ses droits à vivre dans la paix et dans la liberté.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2717.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : , SERPAJ Argentine, Buenos Aires, 24 mars 2004.

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