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DIAL 2637

EL SALVADOR - Lettre à Monseigneur Romero : Au nom de Dieu et au nom de ce peuple souffrant

Jon Sobrino

mercredi 16 avril 2003, par Dial

Le 24 mars 1980, Mgr Oscar Romero, archevêque de San Salvador, était assassiné alors qu’il célébrait la messe. Ses paroles gardent une brûlante actualité et une force hors du commun. Jon Sobrino, jésuite vivant en El Salvador, adresse aujourd’hui une lettre à l’archevêque à l’occasion du 23° anniversaire de son assassinat. Texte paru dans ALAI, le 24 mars 2003.


Cher Monseigneur,

Avec ces paroles, qui produisent encore des frissons, tu as terminé ta dernière homélie dans la cathédrale pour « demander, supplier, ordonner : cessez la répression ». Tes paroles ont traversé l’histoire et sont aussi actuelles maintenant qu’alors. Aujourd’hui en regardant 23 millions d’Irakiens qui ont souffert des oppressions intérieures, guerres et angoisses et craintes, tu dirais : cessez les bombardements, cessez la guerre, cessez l’hypocrisie, cessez le mensonge.

Ils n’en ont pas fait cas hier comme ils n’en feront pas cas aujourd’hui, mais tes paroles n’auront pas été vaines. Elles nous laissent un héritage, celui d’invoquer Dieu et le peuple souffrant, comme quelque chose d’ultime, dont on ne fait pas appel. Et cela est très nécessaire parce que en notre monde il n’existe pas de référant ultime pour faire appel sans autre recours possible. Ce ne sont pas les Nations unies, ni l’Union européenne. Elles n’ont pas la capacité de gérer la paix et, de plus, elles n’ont pas, en définitive, la volonté de faire de la paix quelque chose de réellement ultime par-delà leurs propres intérêts. Quelques pays qui se sont opposés à la guerre commencent déjà à considérer que le mal suprême est ailleurs : dans l’affaiblissement de ces institutions et la régression dans la construction de la grande Europe. Ce qui pourrait être l’ultime référant est égoïste. La souffrance en Irak, comme en Afghanistan, dans l’Afrique martyrisée et soumise au silence, retourne à son lieu naturel : un horizon éloigné que l’on ne perçoit même pas. Et quelque chose de semblable se produit quand on en appelle à la démocratie, la liberté, la légalité internationale.

Ce qui est réellement tenu pour le plus important, c’est sa propre sécurité - non pas celle du voisin -, le bien-vivre des pays de l’abondance, non la souffrance des victimes, le pétrole, l’hégémonie et le contrôle policier, le partage intéressé de la planète, non la famille humaine.

Avant tout, il est bon de rappeler qu’il n’y a que Dieu à être l’ultime, et non pas n’importe quel Dieu, mais celui dont tu disais : « la gloire de Dieu est que le pauvre vive ». Et face à ce Dieu il n’y a pas de recours, comme le rappelait Jean-Paul II : « celui qui déclenche la guerre devra rendre des comptes à Dieu ». Et devant ce Dieu, aujourd’hui où l’on discute tant pour savoir qui est pour la paix et qui ne l’est pas, il sera bon de rappeler ces autres paroles théologales que tu as dites : ceux qui ferment les voies pacifiques sont les idolâtres de la richesse, ceux qui ont pour Dieu l’argent.

Monseigneur, tu parlais de Dieu de façon crédible, sans user de son nom en vain. Mais à l’intention de celui pour lequel ne suffit pas cet appel fait nom de Dieu ne suffit pas, nous rappelons comment tu as continué : « et au nom de ce peuple souffrant dont les gémissements montent jusqu’au ciel chaque jour de façon plus tumultueuse ». Aujourd’hui, il continue d’être absolument nécessaire d’invoquer et d’accorder une place centrale à la souffrance de millions d’êtres humains, ce que l’on n’a pas l’habitude de faire, même pas en temps de guerre. La façon dont CNN, par exemple, a couvert les premiers jours de la guerre, était insultante pour les victimes. On mentionnait le nombre de soldats et d’armes, on parlait de la liste des « alliés », des fabuleuses avancées de la technologie de la guerre... Mais on ne faisait pas part de la souffrance des hommes, des femmes et des enfants. On aurait pu, avec le même professionnalisme, retransmettre une partie de football - et sans cacher ses préférences. Il ne parlait pas ainsi Jésus de Nazareth lorsqu’il racontait la parabole du pauvre Lazare, celle du samaritain qui venait au secours de la victime. Nous avons progressé en liberté d’expression, toujours avec des pièges de, mais pas dans la volonté de vérité ni en compassion. Ceci s’alimente à une autre sève.

Il y a une semaine, le 14 mars, quelques sœurs dominicaines irakiennes ont fait en appel à G.W Bush et au peuple nord-américain pour que s’arrête cette cruauté. Et elles ne l’ont pas fait dans le langage distant des politiques et des médias. Elles ont dit : « Le président défend les droits des animaux. Est-ce que par hasard nous aurions moins de valeur que les animaux ? Pourquoi le peuple américain a-t-il le droit de vivre en paix, sain et sauf et dans la prospérité ? Sa vie aurait-elle plus de valeur que la vie des autres personnes, par exemple celle du peuple irakien ? Nous ne sommes pas encore remis de la guerre du golfe, comment pouvons-nous affronter les effets d’une nouvelle guerre ? »

Des religieuses comme celles-ci, ou comme les sœurs salésiennes qui restèrent au Timor oriental en 1999 quand les ambassadeurs et les membres des Nations unies abandonnèrent le pays avec l’invasion de l’Indonésie, ce sont elles qui parlent au nom de notre peuple souffrant. Il avait raison Joe Moakley, le membre du Congrès. Lorsqu’il voulait s’informer sur la situation des pays du tiers-monde, il ne s’adressait pas au département d’État, mais il parlait avec les religieuses du lieu.

Une dernière chose, Monseigneur. Jamais tu ne t’es limité à condamner l’injustice et la barbarie, mais tu nous as encouragés à construire et à travailler à la défense du pauvre. Dans ta dernière homélie, peu avant de tomber assassiné, tu l’as dit avec beaucoup de bon sens : « nous pouvons tous faire quelque chose. »

Ces jours-ci, il y a eu beaucoup de travail et beaucoup d’amour. On ne se souvient pas qu’il y ait eu autant de manifestations massives dans le monde entier contre la guerre, autant d’études difficiles sur le droit international, d’analyses économiques, militaires, politiques, religieuses, sur les antécédents de la crise... On ne se souvient pas d’un plus grand œcuménisme entre les Églises chrétiennes et les autres religions. Pour la première fois dans l’histoire, pratiquement toutes les Églises des États-Unis et leurs hiérarchies ont condamné unanimement la guerre.

Pour des raisons éthiques, pour satisfaire la légalité internationale, Jean-Paul II et le Conseil mondial des Églises ont condamné une guerre préventive, mais ils ont surtout insisté sur le fait qu’on ne peut pas s’attaquer encore plus à un peuple qui a tant souffert au cours de ces vingt dernières années. C’est l’argument le plus fort : l’amour, le soutien et la miséricorde devant la souffrance des victimes. Ils ont mis au centre de la réalité la souffrance et la compassion. Quelques-uns, parmi ceux qui décident du sort des nations, ont abandonné l’Irak, parce que cela pouvait mettre en danger leur vie et leur fortune. D’autres sont allés à Bagdad pour défendre les pauvres, avec leur propre vie, de la barbarie de la guerre. Ce sont les gens de la compassion.

Jusqu’à aujourd’hui, personne n’a eu de plus grande compassion que vous les martyrs. Il est certain que, ici dans notre pays, ils continuent d’être ignorés et enterrés par quelques impénitents. Ceux qui t’ont tué, Monseigneur, ainsi que leurs alliés, n’ont toujours pas demandé pardon, et n’ont pas davantage baissé un peu la tête avec humilité pour faire leurs excuses au peuple salvadorien, mais ils continuent de parler et d’agir comme si rien ne s’était passé. C’est le mystère d’iniquité. Mais vous, les martyrs, vous continuez d’être vivants comme ceux qui ont été pleins de compassion jusqu’au bout. Ils sont ceux qui mettent le mieux au centre de la réalité et de nos vies Jésus de Nazareth.

Ces jours-ci, j’ai lu des écrits d’Ernest Sábato, patriarche latino-américain de la libération et des droits humains. Je crois que tu aimeras entendre ce qu’il dit sur nous, les humains, en ce temps de notre histoire. « Seuls ceux qui sont capables d’incarner l’utopie seront aptes au combat décisif, celui qui consiste à récupérer autant d’humanité que nous en avons perdue. »

C’est ce que je voulais te dire, Monseigneur. Qu’ils nous interpellent les martyrs - au nom de Dieu et au nom de la souffrance des pauvres, pour la miséricorde, la justice, la récupération de l’humanité perdue. Ainsi nous cheminerons vers la paix et un monde humain fleurira. Au cours de cette année, puissions-nous te raconter comment est ce monde nouveau parmi nous.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2637.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : ALAI, 24 mars 2003.

En cas de reproduction, mentionner la source francaise (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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