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DIAL 2634

ARGENTINE - De la féminisation de la pauvreté au rôle politique des femmes

Olga Vigliega

mercredi 16 avril 2003, mis en ligne par Dial

La crise argentine a marqué une véritable avancée dans la lutte historique des femmes. Certains ont vu dans le fait qu’elles soient de plus en plus nombreuses à être chefs de famille un signe d’émancipation, mais une appréciation plus exacte de la réalité montre qu’il n’en est rien. Selon des aspects divers, la pauvreté revêt aujourd’hui en Argentine, mais aussi dans nombre d’autres pays d’Amérique latine, un visage féminin. Il n’empêche que les femmes deviennent de plus en plus acteurs dans les différents mouvements sociaux. Elles prennent largement en main le changement de leur propre situation. Article d’Olga Vigliega, paru dans Enfoques-Alternativas, Buenos Aires, octobre 2002 et repris dans Envío, Nicaragua, décembre 2002.


Isabelle est une Argentine de Salta. Elle se levait très tôt le matin, elle réveillait ses enfants et partait à l’usine. Ensuite quand elle revenait à la maison, elle s’asseyait devant sa machine à coudre Singer et cousait, cousait. « Les week-ends étaient ma joie, dit-elle. Je disais : Les enfants, qu’est-ce que vous voulez manger ? Aujourd’hui, c’est maman qui fait la cuisine ! » Isabelle aimait beaucoup leur demander « Qu’est-ce que tu feras quand tu seras grand ? » Même si elle ouvrait ainsi la boîte de Pandore des rêves, elle croyait qu’il était réaliste de poser cette question. Maintenant quand elle raconte cela, sa bouche se remplit du sel de l’amertume. L’aîné a terminé l’école secondaire, le second l’a presque terminée aussi. Pour les quatre suivants, cela n’a pas été possible. Aujourd’hui aucun n’a de travail, et deux l’ont déjà rendue grand-mère. Son savoir-faire de couturière n’a pas suffi pour qu’il y ait une robe blanche pour la noce. Le plus jeune, dit Isabelle, plissant sa bouche aux lèvres fines jusqu’à former un petit trait pâle, voulait étudier l’informatique. « Mais dans nos quartiers on n’enseigne pas l’informatique, il n’y a pas d’ordinateurs, et je n’ai pas de quoi lui payer le transport pour aller ailleurs. »

Isabelle pensait que quelque chose se présenterait quand on a fermé l’usine, qu’il fallait prendre son mal en patience. Mais elle a commencé à s’inquiéter quand ses clientes, une à une, cessèrent de lui commander des vêtements. Quand une femme comme elle, qui se considère comme moderne, se retrouva à pétrir du pain et des pizzas pour faire des économies le jour où la nourriture manqua chez elle, elle pleura désespérément, mais en cachette. Elle venait de perdre son orgueil et sa fierté. « J’ai élevé mes enfants toute seule, et il ne leur a jamais rien manqué ». Deux mois après, elle se joignait au barrage de route de son quartier et commençait timidement à inscrire avec un marqueur noir sur la visière de la casquette de toile qu’elle porte maintenant le signe de son appartenance au Pôle Ouvrier.

Femmes chefs de famille :qu’est-ce que ça signifie ?

Isabelle fait partie des 2,7 millions de femmes qui en Argentine sont chefs de famille. Selon les critères officiels, ce sont celles qui apportent le revenu le plus important au foyer, qu’il y ait ou non un homme à la maison. Cependant ce chiffre n’impressionne ni ne surprend Isabelle. « Dans les quartiers, c’est nous, les femmes, qui sommes toujours les chefs de famille, parce que beaucoup d’hommes s’en vont, s’ennuient, et nous restons avec les enfants, à nous battre comme on peut. »
Au-delà des impressions, les statistiques montrent que le nombre de femmes chefs de famille augmente avec la crise. En 1960, le pourcentage était de 15,3 %. En 1991, il est passé à 22,4 %. La crise tequila [1] le fit monter en 1995 à 26 %. Aujourd’hui il est déjà à 28 %. Ces indicateurs donnent un démenti amer à l’idée que la femme comme soutien de famille est une avancée liée aux progrès sociaux et culturels et rattachent plutôt ce protagonisme à la Pyrrhus à l’aggravation de la misère et à l’exclusion massive des hommes et des femmes du marché du travail. C’est un démenti aussi à l’idée que les femmes ne sont pas prêtes à s’engager dans le métier à la mode en Argentine : « faire n’importe quoi ».

L’idée que tout foyer s’organise à partir d’un chef de famille montre que la conception hiérarchique de la famille comme institution avec des échelons demeure imperméable aux changements culturels et sociaux. Et pour les spécialistes cette fonction s’appuie sur les « espèces sonnantes et trébuchantes » : on est le chef ou la chef de famille parce qu’on apporte au foyer les revenus les plus importants.

Cependant, dans la structure familiale, le poids de la culture relativise le pouvoir de l’argent. Peut-être aujourd’hui les choses sont-elles moins nettes et peu de gens ressentent comme un péché personnel, une faute secrète, le fait de ne pas avoir d’emploi. Jusqu’au recensement de 1990, beaucoup de familles dissimulaient devant l’enquêteur que c’étaient les femmes qui gagnaient le plus. Dans une famille où vivaient ensemble le couple âgé, la fille séparée et les petits enfants, on osait difficilement « chiper » à l’homme le titre de chef de famille, seulement parce que celui-ci avait le malheur d’être à la retraite. Dans la famille, être celui qui gagne le plus n’implique pas toujours être celui qui prend les décisions.
Le fait d’être une femme chef de famille apparaît dans les statistiques comme un phénomène clairement urbain : dans la ville de Buenos Aires, sur 3,6 millions de chefs de famille, un million sont des femmes (34,4 %). On trouve un chiffre semblable pour Córdoba, La Plata et Santa Fe. Il y a sûrement là une relation avec le nombre de séparations et de divorces et le fait aussi que l’espérance de vie des femmes (77 ans) est plus grande que celle des hommes (70 ans).

La pauvreté a le visage d’une femme

La féministe anarchiste Emma Goldman a dit un jour : « La femme est l’ouvrier de l’ouvrier », faisant allusion à la double exploitation que vivent les femmes par rapport à leurs frères de classe. Emma Goldman se référait aux exigences de la maternité et du travail domestique, apports visibles - rendus invisibles - de la femme à l’économie, alors que sans ces apports le coût de la production de la force de travail serait beaucoup plus élevé.

Dans les dernières décennies, l’idée de la double journée (le travail domestique et le travail rémunéré) s’est associée à un autre concept : celui de la féminisation de la pauvreté qui montre les caractéristiques suivantes :

 la majorité des pauvres du monde sont des femmes : ceci est aussi vrai dans les pays du tiers-monde que dans les autres pays ;

 même dans les familles qui sont au-dessus des indices de pauvreté, les revenus ne sont pas distribués de manière égalitaire entre les hommes et les femmes, ni entre les garçons et les filles ;

 une série d’études démontre qu’en termes économiques le mariage appauvrit les femmes et enrichit - c’est une manière de parler- les hommes ;

 les foyers soutenus seulement par les femmes sont les plus vulnérables.

Les femmes sont affrontées à une situation doublement défavorable : elles ont perdu la sécurité du mariage traditionnel des époques de plein emploi où l’homme assurait le revenu, mais elles continuent à être les plus nombreuses au chômage (20,1 % des femmes actives en Argentine), celles qui reçoivent les plus bas salaires et celles qui trouvent les emplois les plus précaires : tâches domestiques, sanitaires, éducatives ou dans une administration publique qui est détériorée.
Les femmes employées dans le service domestique approchent le million. De plus, celles qui ont le moins de ressources doivent travailler depuis leur plus jeune âge, ce sont celles qui ont le plus d’enfants, celles qui gagnent le moins et celles qui se retirent le plus tard du marché du travail. Les familles les plus pauvres parmi les plus pauvres sont celles où non seulement le chef de famille est une femme, mais aussi où il y a des enfants en bas âge. En moyenne, les revenus des femmes chefs de famille sont de 28 % moindres que ceux des hommes chefs de famille, et le fait que les femmes chefs de famille soient souvent les seuls adultes de la famille les oblige à assumer aussi bien le rôle de source de revenus que les tâches d’éducation, de soin des enfants et autres obligations de la vie familiale.

Il s’est avéré aussi que lorsque la femme a un travail bien rémunéré, il est plus probable qu’elle utilisera pour le bien-être de ses enfants (éducation, nutrition, soins de santé) une partie plus grande de ses revenus que celle que les chefs de famille masculins destinent à cette fin. Une étude réalisée au Guatemala a révélé qu’atteindre un niveau similaire de nutrition infantile requiert des dépenses 15 fois plus grandes si les revenus procèdent du père et non de la mère.

Profitant que les femmes, c’est bien connu, investissent dans la santé et l’éducation de leurs enfants et qu’elles sont « meilleures payeuses », les banques, depuis la Banque mondiale jusqu’à la Banque Grameen, ont mis en place pour elles des lignes de microcrédit qui servent seulement à les enfoncer encore plus dans la misère. L’expérience des paysannes boliviennes, « bénéficiaires » de ces politiques jusqu’à la faillite, a fait taire ceux qui, progressistes et féministes institutionnels, les ont défendues avec le triste argument qu’une miette valait mieux que rien.
Pourquoi ces faillites ? Parce que la féminisation de la pauvreté est allée de pair avec la privatisation, la destruction des services sociaux et la réduction des dépenses publiques. Peu d’économistes ont pris la peine de quantifier l’apport des femmes qui compensent comme elles peuvent les déficits du système de santé, d’éducation, de logement et, au milieu de cette catastrophe sociale, ont pris à leur charge dans tout le pays l’alimentation de la population dans des cantines et soupes populaires.

L’épidémie de sida s’est aussi féminisée

Face au marasme on pourrait dire à première vue que la misère détruit d’égale manière la santé des hommes et des femmes. Cependant, il n’en est pas ainsi. Comme les femmes sont les plus pauvres d’entre les pauvres, leur santé se trouve aussi plus affectée.

A cela s’ajoute l’incidence des modèles culturels qui les condamnent au rôle de « gardiennes » de la famille, hiérarchie qui met les femmes à la dernière place des préoccupations qu’elles ont pour elles-mêmes. Les femmes emmènent leur famille à l’hôpital, mais elles consultent rarement pour elles-mêmes. Une autre de leurs responsabilités « naturelles » est le soin des malades : si on en doute, il suffit de jeter un coup d’œil sur leur propre histoire ou sur n’importe quelle salle d’hospitali-sation : les femmes malades sont seules ou sont soignées par d’autres femmes, alors que les hommes sont soignés par la maman, l’épouse, la fiancée ou la fille.

Dans un rapport de l’ONU de juin 2002, L’incidence de la pauvreté sur la santé des femmes : un regard sur les dernières informations sur le VIH/SIDA pour l’Amérique latine et les Caraïbes, on remarque que « les inégalités sociales entre les hommes et les femmes ont contribué de manière très alarmante à la féminisation de l’épidémie de sida. Les femmes et spécialement les petites filles n’ont pas souvent le pouvoir de négocier les décisions relatives à leur vie sexuelle : elles ne peuvent pas dire NON à l’homme et par conséquent ne peuvent pas négocier avec lui une meilleure sécurité. La féminisation de l’épidémie qui a eu lieu en même temps que la féminisation de la pauvreté a démontré la relation directe qui existe entre la pauvreté et le VIH/SIDA ».

« Cette épidémie a eu les effets les plus graves parmi les gens les plus pauvres du monde qui sont principalement les femmes et les petites filles. La pauvreté fait que celles-ci sont plus exposées à l’abus et à un comportement à hauts risques comme l’est le sexe. D’innombrables jeunes filles et petites filles subviennent elles-mêmes à leurs besoins et à ceux de leurs familles en vendant leur corps pour de l’argent ou pour du troc. En même temps que la pauvreté, l’analphabétisme et le chômage, le machisme est, dit-on, l’une des causes les plus importantes de la féminisation de l’épidémie de sida dans la région. Le machisme promeut et perpétue les disparités de pouvoir, et par conséquent, augmente la vulnérabilité des jeunes femmes au VIH ».

Les victimes sont les acteurs

Peut-être cet éventail de misères et d’inégalités aide-t-il à comprendre pourquoi les femmes ont été acteurs dans la rébellion argentine. Les femmes sont aujourd’hui majoritaires dans les deux phénomènes politiques les plus importants actuellement : elles ont été majoritaires dans les concerts de casseroles et les assemblées populaires et elles sont majoritaires dans les barrages de route des piqueteros [2]. Elles sont entrées sur la scène politique avec une décision et une vigueur qui auraient rempli d’orgueil leurs grand-mères, les implacables anarchistes du début du XXème siècle qui étaient arrivées à éditer 8 numéros d’un journal appelé La voix de la femme qui analysait avec une acuité digne d’envie les interférences entre les oppressions de genre [3] et de classe.

Les piqueteras argentines, femmes maltraitées par la pauvreté mais à fière allure et aux convictions inébranlables qui, en août 2002 ont envahi de force la Rencontre de Salta, ont raconté aux milliers de femmes qui acceptèrent de partager les ateliers avec elles, non pas leurs souffrances mais leur lutte sans merci contre les responsables de leurs souffrances. On pourrait arguer que cette lutte pour la survie éloigne la réflexion sur les thématiques que le féminisme radical impulse chez les femmes. Il n’en est pas ainsi. D’un commun accord les piqueteras ont « remis à leur place » les femmes de l’église qui venaient prêcher contre l’avortement, contre les méthodes contraceptives pour affirmer que l’unique relation tolérable aux yeux de Dieu et de la société est l’hétérosexuelle et pour dire que le foyer est le sanctuaire de la féminité. Et « remettre à leur place » signifie exactement : faire fi des bonnes manières.

Peut-être à travers les mises en question et les combats contre les sanctuaires du capitalisme - même si c’est hérétique au goût de certaines - arrivera-t-on à détruire tous les sanctuaires des oppressions y compris celui qui, comme disait Emma Goldman, a fait de la femme l’ouvrier de l’ouvrier.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2634.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Enfoques-Alternativas, Buenos Aires, octobre 2002 et repris dans Envío, Nicaragua, décembre 2002.

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[1Crise qui a eu lieu en 1995 au Mexique, mais dont l’impact se fit aussi sentir en Argentine et Uruguay.

[2Organisation des sans-emplois en Argentine, qui utilisent comme forme de protestation le blocage des routes. Cf. la marche contre la faim du 1 décembre 2002 : voir DIAL n° 2496, 2528, 2587.

[3Relations homme-femme.

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