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DIAL 2535

AMÉRIQUE LATINE - Un point de vue œcuménique sur l’option préférentielle pour les pauvres

samedi 16 février 2002, mis en ligne par Dial

“L’option préférentielle pour les pauvres” a fait l’objet d’une réflexion œcuménique dans le cadre du Département œcuménique de recherches (DEI) de San José, Costa Rica. Pour mieux situer le texte issu de ce travail, il est intéressant de savoir que cet institut s’est donné pour objectif de développer cinq axes théologiques fondamentaux : dialogue économie-théologie, éthique sociale, politique et théologie, lecture populaire de la Bible, spiritualité et œcuménisme. Nous publions ci-dessous le texte sur l’option préférentielle pour les pauvres paru dans la revue du DEI, Passos, mai-juin 2001.


L’option pour le pauvre dans le système actuel de mondialisation

Dans le système actuel de mondialisation néolibérale, la situation du pauvre a changé sous de nombreux aspects. En premier lieu, il y a davantage de pauvres qu’avant. En second lieu, le pauvre, en plus d’être pauvre, est un exclu, ce qui met en jeu le droit à la vie. La mort de l’exclu non seulement n’affecte pas le système, mais en un certain sens elle lui est favorable. Il n’est pas rationnel d’investir en lui : ni en matière d’éducation, ni en santé. Il est facilement liquidé. En troisième lieu, la mise au silence des exclus réclame notre attention. Ils demeurent dehors, ils n’existent pas, ils vivent dans l’obscurité et le silence de l’histoire. En quatrième lieu, les causes de l’exclusion se sont diversifiées : on n’est pas seulement exclu pour des raisons économiques ou de classe sociale, mais aussi pour des raisons de genre (les femmes), de race ou de couleur (Indiens ou Afro-Américains), de génération (enfants et jeunes) ou pour d’autres raisons (handicapés, homosexuels et autres personnes qui adoptent un style de vie qui n’est pas accepté par la société). En cinquième lieu, le cri du pauvre est uni au cri de la terre. La destruction de l’environnement affecte plus spécifiquement le pauvre et la survie du pauvre affecte également l’environnement.

Aujourd’hui l’option pour les pauvres est l’option préférentielle pour les exclus et pour l’intégrité de la nature. C’est l’option pour une société où tous et toutes ont leur place, où est respectée l’intégrité du cosmos et où l’on reconnaît finalement le caractère absolu de la vie humaine et cosmique. La vie humaine n’est pas seulement une valeur ou une idée, mais une réalité concrète : elle signifie le droit de tous à la terre, au travail, à la santé, l’habitat, l’éducation, la participation, l’environnement, le repos et la fête. L’option préférentielle pour les pauvres dans le système actuel de mondialisation ne peut pas être seulement une option intellectuelle ou sentimentale, mais elle implique une confrontation globale avec la rationalité du système dominant et une subordination de la rationalité économique à la vie comme absolue.

Dimension éthique, théologique et spirituelle de l’option pour les pauvres

La vie de tous et l’intégrité de la nature sont un critère éthique absolu pour discerner la légitimité d’un système économique, politique et social. Ici se pose le problème de l’éthique sociale et en particulier le problème de la loi. Dans notre vision, seule la vie humaine et cosmique est un absolu et la loi est relative ; elle a un sens lorsqu’elle est au service de la vie.

“Le sabbat a été fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat, de manière que l’homme est maître du sabbat” (Jésus, dans Marc 2, 27-28).

Concrètement, nous parlons de la loi du marché, de la loi des contrats et de la loi de la propriété privée. Le système actuel est immoral et illégitime quand il exige l’accomplissement d’une loi au prix du sacrifice de millions et peut-être de milliards d’êtres humains. Ceci apparaît clairement dans le recouvrement de la dette extérieure au prix de la vie des êtres humains et de la destruction de la nature. Dans ce contexte économique et éthique, nous pouvons reprendre le thème fondamental de Paul de Tarse qui affirme la liberté face à la loi comme condition pour atteindre le salut de la vie humaine et cosmique dans leur corporéité.

C’est l’Esprit qui rend possible la liberté et le salut de la vie du corps. Le contraire, c’est rechercher le salut dans l’accomplissement de la loi, ce qui conduit au péché comme négation de l’Esprit et à la destruction de la vie. (...)

L’éthique sociale repose en termes réellement neufs l’ancienne confrontation entre la justification par la foi et la justification par la loi.

L’option pour les pauvres, en plus d’affirmer une dimension rationnelle et éthique libératrice, a une profondeur théologique et spirituelle, car dans cette option nous découvrons le Dieu de la vie opposé aux idoles de la mort. La totalisation de l’économie de libre marché et le système de mondialisation néolibérale qui le rend possible non seulement est illégitime, mais aussi idolâtre. Le thème de l’idolâtrie a été beaucoup travaillé dans la théologie de la libération. Nous avons dit qu’en Amérique latine le problème n’est pas l’athéisme, mais l’idolâtrie, tant l’idolâtrie par perversion, quand on pervertit le sens de Dieu, que l’idolâtrie par substitution, quand on substitue à Dieu d’autres dieux.

Le problème n’est pas si Dieu existe ou pas, mais où est Dieu, comment est Dieu, avec qui est Dieu, contre qui est Dieu et quels dieux ont été substitués à Dieu. Le système actuel de l’économie globale est idolâtre quand on le considère lui-même comme un absolu au-dessus de la vie humaine. Quand le marché, comme un “dieu”, décide de la vie et de la mort de l’humanité. Le marché, et la technologie intégrée au marché, apparaissent comme un messie divin qui promet la solution de tous les problèmes de l’humanité, y compris la mort. Les problèmes du marché, nous dit-on, trouvent une solution avec plus de marché. La seule chose que l’on exige de nous et d’avoir foi dans le marché et la technologie. Le marché pervertit ainsi le sens du Dieu de la vie. Le système du libre marché n’est pas seulement idolâtre parce qu’il pervertit le sens de Dieu, mais aussi parce qu’il substitue à Dieu d’autres dieux : les choses se transforment en sujets et les sujets en choses. Les marchandises, l’argent, le capital, le marché, la technologie agissent comme des sujets (ils se fétichisent, se subjectivisent) et les sujets humains se transforment en choses. La conséquence en est la chosification et l’aplatissement du sujet humain. Une attitude humaine, croyante et anti-idolâtre exige de nous que nous reconstruisions l’être humain comme sujet, dans son élément corporel, subjectif, communautaire et autre. L’idolâtrie du marché, sous toutes ses formes, n’est pas innocente, car elle est ce qui permet d’opprimer, d’exclure et de détruire avec bonne conscience et sans limites. Si le marché est Dieu et tous ses acteurs des dieux, les exclus peuvent alors être sacrifiés sans aucune limite et avec bonne conscience. Dans ce sens, l’option préférentielle pour les pauvres et les exclus est une option radicalement anti-idolâtre, qui rend socialement visible le Dieu de la vie dans la vie des pauvres. Cette option anti-idolâtre et en faveur du Dieu de la vie met fin au sacrifice des exclus et de la nature, et elle sauve leurs vies.

L’option pour les pauvres et la recherche d’alternatives

Il est urgent aujourd’hui que nous renforcions l’espérance et accompagnions la construction d’alternatives. L’option pour les pauvres faite par la théologie de la libération fait sens dans la perspective concrète de l’espérance, là où apparaît la possibilité d’une société sans exclusion et sans destruction de la nature. La possibilité d’une société alternative était liée dans le passé à ce que nous appelions le “socialisme”. Le socialisme, avec toutes ses ambiguïtés, était pour nous le post-capitalisme.

Dans la confrontation du capitalisme avec le socialisme, le nouveau modèle capitaliste de l’économie de libre marché et de mondialisation néolibérale s’est donné pour objectif deux victoires à remporter : la première fut la déroute des socialismes historiques dont le symbole fut la chute du mur de Berlin. La seconde victoire, qui n’a pas été gagnée, consiste à détruire toute espérance en une alternative possible et future au capitalisme, détruire toute résistance au système et toute lutte de libération. Pour atteindre cette victoire, le modèle actuel du capitalisme se présente comme irréversible et comme réalisant la fin de l’histoire.

Une alternative au système actuel ne peut être pensée comme la reconstruction des modèles mis en déroute dans le passé, mais elle ne peut pas davantage être simplement une régulation ou une humanisation du système actuel, afin d’éviter ses abus et ses excès, en maintenant la logique néolibérale structurelle du système. Cette tendance régulatrice apparaît dans le néokeynésianisme au niveau global ou dans la recherche sociale-chrétienne d’une ‘économie sociale de marché’. L’alternative doit être clairement post-capitaliste.

La création d’alternatives est un processus qui a déjà commencé dans les réunions internationales de Seattle, Washington et Prague pour protester contre les injustices et les désastres que provoquent partout dans le monde les excès du néolibéralisme. Déjà, le ‘consensus’ de Washington commence à se craqueler. Du 21 au 30 janvier 2001 s’est tenue une conférence mondiale à Porto Alegre au Brésil où, au-delà d’une simple critique, on a cherché à élaborer un cadre théorique et pratique qui permette de penser de façon positive une alternative à la mondialisation néolibérale. Nous devons aussi mentionner les travaux du ‘Forum mondial des alternatives’ dont le siège est au Sénégal mais avec des équipes de travail dans presque tous les pays du monde.
Pour le Département œcuménique de recherches, il est important de repenser l’option préférentielle pour les pauvres dans ce contexte de construction d’une alternative post-capitaliste au système actuel de libre marché et de mondialisation néolibérale. Au cours de ce travail, nous ne devons pas oublier que la force éthique, intellectuelle et spirituelle des pauvres est plus forte que le pouvoir de l’argent et des armes.

L’alternative doit naître de la convergence de toutes les luttes actuelles de résistance et de libération ou, comme le dit Don Pedro Casaldáliga, elle doit naître d’une mondialisation de la solidarité, d’une mondialisation alternative à partir des pauvres, à partir de la base, à partir du Sud, à partir du tiers monde. Dans la construction d’alternatives, le christianisme doit également entrer en dialogue avec toutes les religions du tiers monde. La paix religieuse mondiale, construite à partir des pauvres, est plus nécessaire que jamais pour construire un système alternatif mondial où tous et toutes puissent vivre en harmonie avec la nature.

Les apports concrets du Département de recherche œcuménique à la construction d’alternatives.

La construction d’alternatives à partir de l’option préférentielle pour les pauvres doit prendre en compte toutes les dimensions de la réalité : les dimensions économique, sociale et politique, mais aussi les dimensions éthique, théologique et spirituelle. Dans la construction d’alternatives, l’économie et la théologie font un apport spécifique à différents niveaux : au niveau de l’utopie et au niveau des objectifs crédibles et possibles à moyen terme. Il est important de distinguer ces niveaux pour ne tomber ni dans l’utopisme ni dans un activisme stériles.

L’utopie

L’utopie a un sens pour la construction d’alternatives si c’est une utopie historique. Ceci signifie deux choses : que l’utopie oriente l’histoire et que l’utopie puisse être anticipée et célébrée dans des expériences partielles à l’intérieur de notre histoire. L’utopie n’est pas une illusion mais un projet mobilisateur pour l’humanité. Ce caractère historique de l’utopie n’est pas en contradiction avec le caractère eschatologique [1] et transcendant de toute utopie. L’utopie n’est pas eschatologique parce qu’elle se réaliserait dans un autre monde, mais parce qu’elle se réalise au-delà de la mort dans notre monde. L’utopie est transcendante parce qu’elle brise toutes les limites de la mort et de l’oppression à l’intérieur de notre histoire. Utopie signifie littéralement ‘sans lieu’ (u-topia), c’est dire que l’utopie ne prend pas place à l’intérieur des limites de la mort et de l’oppression, mais bien à l’intérieur de l’histoire en rupture avec ces limites et au-delà d’elles. L’utopie est transcendante, non parce qu’elle existe au-delà de notre histoire mais par-delà la mort dans notre histoire.

L’objectif à moyen terme

Ici, nous ne mentionnons que quelques objectifs et projets qui ont à voir directement avec la construction d’alternatives au système actuel d’économie de libre marché et de mondialisation néolibérale. Rappelons ce que nous avons dit plus haut sur le caractère post-capitaliste des alternatives et leur importance pour reconstruire l’espérance qui donne sens à la résistance et aux luttes concrètes des pauvres et des exclus.

Nous ne donnons ici que quelques exemples pour esquisser simplement un cadre historique, visible et critique, pour une société alternative.

 La théologie de la vie et l’éthique chrétienne exigent une redéfinition de l’économie et une réinsertion de l’économie dans la société, au service de la vie de tous et de toutes, et au service d’une société où tous et toutes vivent en harmonie avec la nature.

 La théologie et l’économie s’unissent, à partir de l’option pour les pauvres, pour dé-légitimer le système de mondialisation néolibérale parce qu’il crée l’exclusion de la majorité et la destruction de la nature.

 L’économie et la théologie dénoncent le caractère absolu et idolâtrique du marché au détriment de la vie humaine et de la nature. Elles dénoncent le caractère ‘messianique’ et ‘salvifique’ du système.

 L’économie et la théologie s’unissent pour reconstruire le sujet humain écrasé dans sa corporéité et sa subjectivité par le système du libre marché.

 L’économie et la théologie s’unissent dans la lutte contre le commerce des armes, des drogues et des vies humaines. Elles dénoncent la course aux armements, la xénophobie, le racisme et toutes les formes de fascisme. Elles dénoncent la violence structurelle, la fragmentation et la désintégration massive des relations sociales en général, de la famille et des communautés locales en particulier.

 Au plan politique, on cherche à valoriser et renforcer la société civile, définie à partir de la famille, de la citoyenneté, des communautés de base et des mouvements sociaux.

 La reconstruction de la politique à partir de la société civile : depuis le bas jusqu’en haut, à partir des exclus, en construisant de nouveaux pouvoirs à la base. Refus de la politique traditionnelle, fondée sur le pouvoir de l’argent et le contrôle des moyens de communication.

 Valorisation et renforcement de l’État national, au service du bien commun, avec une option préférentielle pour les pauvres et la défense de la nature. Résistance à la tendance qu’a le marché international à fragiliser et finalement à se substituer aux États nationaux. Renforcer l’État appauvri aujourd’hui par le paiement de la dette et les politiques militaristes et fragilisé par la corruption des classes dirigeantes.

 Reconstruire la culture, l’éducation, la santé, les moyens de communication et la technologie en marge de la logique du marché et au service de la communauté.

 Mondialiser l’espérance et la solidarité, à partir des exclus, à partir du tiers monde, à partir du Sud, pour permettre la convergence et l’articulation de tous les mouvements de résistance et de libération.

 Reconstruire la paix religieuse mondiale, ce qui permettra d’articuler toutes les religions du monde, spécialement celles du tiers monde, en fonction d’une mondialisation alternative.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2535.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Passos, mai-juin 2001.

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[1Eschatologique : terme qui désigne en théologie ce qui est relatif à " la fin des temps ", à savoir la situation du monde et de l’humanité lorsqu’ils sont transformés en atteignant la finalité qui leur est donnée par Dieu (NdT).

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