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DIAL 3220

ÉTATS-UNIS-AMÉRIQUE LATINE- Le Pentagone cherche à reprendre l’initiative en Amérique du Sud

Raúl Zibechi

vendredi 7 décembre 2012, par Dial, Raúl Zibechi

Les deux derniers textes de ce numéro sont consacrés à des questions géopolitiques et ont tous les deux été rédigés par Raúl Zibechi pour le Programme des Amériques. Le texte ci-dessous, publié le 20 mai 2012, s’intéresse à la stratégie militaire des États-Unis en Amérique latine. L’auteur est analyste international pour l’hebdomadaire uruguayen Brecha. Il enseigne aussi et conduit des recherches sur les mouvements sociaux à la Multiversité franciscaine d’Amérique latine.


La [récente] tournée [1] du Secrétaire de la défense des États-Unis, León Panetta, dans trois pays sud-américains et l’installation d’une base du Commando Sud à Concón, au Chili, montrent bien que la présence militaire du Pentagone dans la région est renforcée.

« En fait nous essayons de développer un pôle décisif de notre stratégie de défense, pour renforcer certaines alliances tout à fait innovantes dans une région du monde très importante car elle présente un intérêt majeur de sécurité pour les États-Unis » a déclaré le Secrétaire de la défense León Panetta à bord de l’avion militaire qui le transportait lors de sa première visite dans la région depuis qu’il est entré en fonction.

Panetta a fait trois escales : la première en Colombie où il a réaffirmé la vocation du Plan Colombie à exporter la sécurité dans les pays de la région, spécialement en Amérique centrale et au Mexique ; la seconde au Brésil où il a tenté par des promesses d’attirer la sixième économie du monde dans l’orbite de Washington ; et la troisième au Chili où sa visite a coïncidé avec l’ouverture de la première base du Commando Sud dans ce pays, base spécialisée dans la guerre urbaine.

Ses paroles ont clairement révélé les objectifs de la politique du Pentagone relatifs à cette région : innover, modifier et approfondir les politiques de sécurité en concordance avec la nouvelle Stratégie de défense promue par le président Barack Obama début janvier 2012. Le centre de gravité se déplace du Moyen-Orient à la région Asie-Pacifique et, pour attirer des alliés, les États-Unis proposent de « créer des partenariats » (building partnerships) et de former « un réseau d’alliances autour du globe ». Ces pays alliés seront privilégiés par le biais de « transferts de technologies, d’échanges de renseignements et de vente de matériel militaire à l’étranger ».

Dans chacun des pays visités, le discours et les objectifs de Panetta ont été adaptés au degré de collaboration actuel et aux objectifs stratégiques définis.

Le Plan Colombie exporte la sécurité

« Pendant de nombreuses années la Colombie a été considérée comme un pays simple récepteur d’aide, mais depuis quelques années elle est devenue une exportatrice de connaissances et de savoir-faire » a expliqué le ministre de la défense colombien Juan Carlos Pinzón, accompagné de Panetta, dans une conférence de presse.

Nous savons depuis longtemps que la Colombie entraîne des policiers et des militaires mexicains et aussi maintenant centraméricains. En janvier 2011, le Washington Post a publié un grand reportage qui révélait que la Colombie avait entraîné plus de 7000 policiers et militaires mexicains pour faire face aux cartels de la drogue, au cours de stages d’entraînement dans les deux pays.

D’après ce journal, les États-Unis financent une partie des entraînements (ils ont financé le Plan Colombie à hauteur de 9 milliards de dollars) et ils s’en remettent aux Colombiens pour désamorcer le nationalisme mexicain « antiyankee ». De son côté, la Colombie essaie de se positionner en tant que pays capable de contribuer à la résolution des problèmes de sécurité dans cet hémisphère.

On peut donner comme exemple des problèmes suscités par l’intervention de personnel armé des États-Unis, le récent scandale occasionné au Honduras par la mort de quatre civils dont deux femmes enceintes, abattus par des officiers états-uniens de la DEA [2], début mars. Quelques jours après l’opération, la population d’Ahuas, village de la côte caribéenne où s’est produite l’intervention, s’est soulevée, a incendié des bâtiments du gouvernement et a assuré que ces victimes n’étaient pas des narcotrafiquants mais de simples pêcheurs.

Avec la crise et les coupes budgétaires, l’importance de la Colombie en tant que fournisseur de services de sécurité ne fait que croître. « Dans ce contexte de limitation des budgets de la défense aux États-Unis, nous saisissons l’opportunité de nous associer avec des pays qui puissent devenir des exportateurs de sécurité » tels sont les propos qu’une source haut placée a communiqué à la presse sous couvert d’anonymat.

Le Mexique et l’Amérique centrale ne sont pas les seuls destinataires de cette « innovante » exportation colombienne. Dans un pays plus éloigné gouverné par un président progressiste, le Paraguay, l’« aide » colombienne en matière de sécurité a été dénoncée par le Service paix et justice (Serpaj-Py). D’après le dossier élaboré par cet organisme, « le gouvernement colombien est devenu le principal assesseur du gouvernement paraguayen en matière de sécurité », par le biais « d’un accord visant à recevoir conseils, formation et accompagnement de la part des organismes de renseignement et des forces spéciales colombiennes ».

L’aide colombienne s’effectue dans trois secteurs : vente d’armes – plus de 500 fusils Galil en 2010 –, aide au travail de renseignement « impliquant des procureurs et des juges, des corps spéciaux de police, des groupes de pouvoir économique comme les éleveurs et les chefs d’entreprise » et « entraînement de la Force opérationnelle de police spécialisée ». Le Groupe d’action unifiée en faveur de la liberté personnelle (GAULA) de Colombie est restée deux mois et demi au Paraguay pour y former 35 policiers.

Enfin, divers medias ont informé qu’en 2011, la Colombie a entraîné 107 policiers de 13 pays de la région : Mexique, Costa Rica, Brésil, Équateur, Guatemala, Belize, Honduras, Bolivie, Paraguay, République dominicaine et Panamá. Parallèlement, Panetta a dit qu’il se proposait d’élaborer un programme de coopération entre l’État colombien et la Garde nationale des États-Unis afin d’œuvrer avec d’autres partenaires, « notamment le Chili, le Pérou et l’Uruguay ».

Le Chili et la guerre urbaine

« Financée par les États-Unis, une base pour l’entraînement de soldats spécialisés dans les opérations de ville a été édifiée – en un temps record – à Fort Aguayo, propriété de la marine chilienne, », assure le journal chilien El Ciudadano. Il s’agit d’installations construites à Concón, à 30 kilomètres au nord de Valparaiso, qui font partie du programme du Commando sud intitulé Opérations militaires en territoires urbains (MOUT).

La base militaire chilienne de Fort Aguayo abrite la division d’infanterie de marine n° 2, connue comme étant la plus performante de la marine ». C’est à elle qu’en 2003 « ont fait appel des sous-officiers dans le but de recruter des volontaires pour œuvrer dans des détachements de sécurité privée en Irak, pour le compte de l’entreprise états-unienne Blackwater ».

Les installations pour la guerre urbaine (MOUT) ont été construites en six mois seulement, sur des terrains de la marine avec 465 000 dollars financés par le Commando Sud, et elles ont été inaugurées le 5 avril. La base « est composée d’un édifice de deux étages et de sept édifices d’un étage, le tout ressemblant à une mini ville », adaptée à l’entraînement pour les combats urbains.

Quand le président Obama s’est rendu au Chili en mars 2011, un traité de coopération avec L’Agence fédérale des situations d’urgence (Federal Emergency Management Agency, FEMA) a été signé entre les deux pays et six mois plus tard, le ministre de la défense chilien, Andrés Allamand, « a signé un accord de coopération qui autorise le déploiement de troupes états-uniennes sur le sol chilien, dans l’éventualité où l’armée nationale se verrait “dépassée par une situation d’urgence” ».

Le Chili a gagné en importance dans la stratégie du Pentagone depuis que plusieurs pays de la région – Argentine, Bolivie, Uruguay et Venezuela – n’envoient plus de troupes à l’Institut de l’hémisphère occidental de coopération pour la sécurité (WHINSEC pour son sigle anglais) qui a succédé à l’École des Amériques. Le Chili, au contraire, qui avait envoyé plus de 3 800 soldats s’entraîner à l’École des Amériques, envoie désormais « quelque 190 étudiants chaque année depuis 2006 ».

La visite de Panetta au Chili a coïncidé avec la réalisation de la troisième phase des manœuvres PKO-A 2012 (Peacekeeping Operations-Americas) coordonnées par le Commando Sud. La première s’était déroulée à Concón et la dernière dans la ville de Santiago. D’après le ministre Allamand, « en Amérique latine l’époque des interventions militaires internes comme externes est révolue et le mot qui convient désormais est coopération ».

Le directeur du Centre de coordination des opérations de paix au Chili (CECOPAC), le capitaine de marine Claudio Zanetti, a expliqué clairement ce que signifie le mot « coopération ». « Pour les États-Unis, il est devenu difficile de justifier auprès de leur opinion publique l’envoi et la mort de ses soldats à l’extérieur, après les interventions en Irak et en Afghanistan. C’est pour cela qu’ils misent sur la formation de soldats d’autres pays qui agissent désormais sous mandat des Nations unies ». Zanetti ajoute que désormais « le terme d’ennemi n’a plus cours parce qu’on va établir ou imposer la paix ».

Comme on peut en juger, c’est la même logique que pour la Colombie qui se charge d’entraîner les militaires mexicains ou centraméricains : il s’agit d’éviter un engagement direct des troupes états-uniennes. Panetta a utilisé au Chili un langage plus diplomatique : il n’est plus question que les États-Unis se chargent de la sécurité et de la défense des pays de la région, mais « que l’on affronte conjointement les ennemis communs ».

Les critiques des mouvements sociaux ne se sont pas fait attendre. Alejandra Arriaza, avocate en droits humains et secrétaire exécutive de la CODEPU [3], a déclaré que « selon ce qu’ils voudront combattre, ils donneront à l’ancien ennemi le nom le plus approprié ». Elle a ajouté que les entraînements actuels ont été mis en place pour « anéantir tout type de mobilisation sociale ».

Les organisations de défense des droits humains se sont mobilisées et ont remis une lettre au ministre de la défense, début mai, signée par le Serpaj-Chili, l’OLCA, la Fondation Víctor Jara, Le Monde diplomatique-Chili, la CODEPU, la Communauté œcuménique Martin Luther King, la Ligue argentine pour les droits humains, et le Prix Nobel alternatif de la paix, le Paraguayen Martín Almada, entre autres.

La présidente de l’Association des familles d’exécutés politiques, Alicia Lira, a fait le lien entre le Centre d’entraînement pour la guerre urbaine de Concón et les soulèvements populaires d’Aysén et de Calama ainsi qu’avec le mouvement étudiant, auxquels on répond par « un schéma d’insurrection » car on les considère comme des « ennemis intérieurs ».

Attirer ou neutraliser le Brésil

Le Brésil a été l’étape la plus importante de Panetta. Le moment décisif a été la conférence qu’il a donnée à l’École supérieure de guerre de Rio de Janeiro, la plus prestigieuse institution militaire du pays, créée en 1949 et fréquentée par les élites économiques et politiques. Ce fut un discours très subtil, très bien pensé pour maintenir le Brésil dans la sphère d’influence de Washington.

Il a commencé par quelques lieux communs, en faisant l’éloge de la « beauté naturelle » de la ville et de ses plages, puis il s’est identifié comme fils d’immigrants italiens pauvres pour en venir à dire « qu’il ressent une affinité particulière pour le Brésil ».

Très vite il en est venu au thème central : la défense. « Nous sommes à un moment crucial de l’histoire de nos deux nations où nous avons l’opportunité de forger une relation de sécurité nouvelle, forte, innovante pour l’avenir » a déclaré le secrétaire de la défense. Pour ce faire, « nous avons une occasion tout à fait historique pour construire une alliance pour la défense, une alliance stratégique fondée sur l’intérêt et le respect mutuel ».

Il a analysé les cinq aspects de la nouvelle stratégie de défense des États-Unis : créer des forces armée plus petites mais plus mobiles et plus techniques ; « rééquilibrer notre positionnement global pour donner plus de place à la zone Asie-Pacifique » ; construire des alliances de défense dans tous les continents ; maintenir notre capacité de mettre en échec plusieurs ennemis à la fois ; et « donner la priorité aux investissements dans les nouvelles technologies », comme les systèmes sans pilote, l’espace, le cyberespace et les opérations spéciales.

Il a souligné ensuite que la Maison blanche avait approuvé plus de quatre mille demandes de licences d’exportation vers le Brésil en matière de technologies avancées, allant des armes, des aéronefs jusqu’à des systèmes intégrés de combat pour les navires et les sous-marins. Il a souligné que le gouvernement des États-Unis ne donne ce type d’accord que « pour nos alliés et partenaires les plus proches ». Par la suite, il a fait l’éloge des avions de chasse et d’attaque Super Hornet de Boeing car le Brésil projette d’acheter des Rafale français.

Par ailleurs, il a expliqué que la nouvelle stratégie suppose l’incorporation de nouvelles nations à la sphère de sécurité globale. C’est dans ce cadre qu’il a défendu un « nouveau dialogue » avec le Brésil. Selon lui, ce dialogue a déjà été amorcé entre Obama et Dilma Rousseff à Washington quelque mois auparavant. Mais il a prononcé une phrase qui révèle sa conception du partenariat. « Avec l’approfondissement de notre partenariat, la force du Brésil sera plus que jamais notre force ».

Chacun peut en juger par lui-même. De mon point de vue, il convient d’observer ce qu’il y a derrière les discours et les actes pour dévoiler quels sont les objectifs non déclarés qui sont poursuivis. C’est ce que souligne Noam Chomsky quand il analyse la « guerre contre les drogues » : « Pour déterminer les objectifs réels, nous pouvons adopter le principe juridique selon lequel les conséquences prévisibles constituent des preuves de l’intention ».

« La guerre contre les drogues » poursuit-il, « est une tentative de contrôle de la démocratisation des forces sociales », car « on trouve, sous-jacente dans les programmes, une contre-insurrection à l’extérieur et une forme de “nettoyage social” à l’intérieur » conduisant à l’emprisonnement massif des jeunes noirs. C’est pourquoi, conclut-il, « l’échec » de la guerre contre les drogues est « intentionnel » car le but de cette guerre c’est la destruction du tissus social par la violence et « l’annulation des efforts économiques visant à l’autonomie des diverses communautés de la région, au profit de puissants intérêts ».

Dans le cas des relations avec le Brésil, les objectifs du Pentagone semblent être d’accepter que le Brésil construise son propre pouvoir militaire – chose qui, par ailleurs, est inévitable – mais en le subordonnant au pouvoir militaire des États-Unis. Et s’il ne se subordonnait pas ? Pourrait-il courir le risque d’être considéré comme un pays ennemi ?


Sources

 Carnegie Endowment, « A conversation with General Martin Dempsey », 1er mai 2012. http://carnegieendowment.org/2012/05/01/conversation-with-general-martin-dempsey/acqo.
 El Ciudadano, Chili. http://www.elciudadano.cl/.
 Ambassade des États-Unis à Santiago du Chili, « América Latina y EEUU enfrentan desafíos comunes dice secretario de Defensa de los EEUU León Panetta », 23 avril 2012. http://spanish.chile.usembassy.gov/2012press0425-panetta_latam_eeuu.html.
 Ambassade des États-Unis à Santiago du Chili, « Secretario de Defensa de EEUU Leon Panetta promete continuidad de apoyo a Colombia », 23 avril 2012. http://spanish.chile.usembassy.gov/2012press0425-panetta_colombia2.html.
 Juan Forero, « Colombia Stepping Up Anti-Drug Training of Mexico’s Army, Police », The Washington Post, 22 janvier 2011.
 Mission diplomatique des USA au Brésil, « Palavras do secretário de Defensa Leon Panetta na Escola Superior de Guerra », 25 avril 2012. http://portuguese.brazil.usembassy;gov/pt/panetta-esg.html.
 Serpaj-Paraguay, « Los nuevos rostros de la militarización. Paraguay 2009-2010 », Asunción, 2011.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3220.
 Traduction de Michelle Savarieau pour Dial.
 Source (espagnol) : Programa de las Américas, 20 mai 2012.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1L’article a été publié le 20 mai – note DIAL.

[2Drug Enforcement Administration – note DIAL.

[3Corporación de Promoción y Defensa de los Derechos del Pueblo – corporation de promotion et défense des droits du peuple, en français – note DIAL.

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