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DIAL 2468

GUATEMALA - « Je n’ai jamais eu de famille... »

Leti Lemus

mardi 1er mai 2001, mis en ligne par Dial

Une femme, Leti Lemus, raconte sa vie. Ce texte bouleversant, publié par Voces del Tiempo n° 32 (Guatemala) se passe de tout commentaire et n’appelle qu’une précision contextuelle : une partie du récit fait référence à une situation due à la guerre qu’a connue le Guatemala jusqu’au milieu de la décennie 1990.


Quelqu’un m’a demandé de lui parler de ma famille et des moments difficiles que nous avions traversés, mais : de quelle famille ? Puisque je n’ai jamais eu de famille.

Je me rappelle que je devais avoir à peu près quatre ans lorsqu’une camionnette s’arrêta devant la maison où je vivais. Un homme me saisit par les bras et m’y fit entrer. Ma mère y était déjà et pleurait et dans la rue un petit enfant en larmes est resté : c’était mon frère. Ça se passait en El Salvador. On nous amena jusqu’ici, je ne sais pas ce qui s’est passé après.

Mais un jour, une sœur de la Charité me conduisit à l’Hôpital général, jusqu’à une salle où ma maman était alitée. Je me rappelle qu’elle pleurait beaucoup. Elle me prit dans ses bras. Elle m’embrassa et me dit de prendre soin de moi, que je ne la reverrai plus. J’ai beaucoup pleuré et la petite sœur de la Charité m’a prise par la main et m’a emmenée à un orphelinat qui s’appelait Sainte Catherine Labouré. Combien de temps est-ce que j’y suis restée : je n’en sais rien. Un jour, des gens sont arrivés qui ont parlé avec la directrice de l’orphelinat et m’ont emmenée. Ils disaient qu’une des dames était ma maman, mais moi je ne l’ai pas reconnue. Par-dessus le marché, c’était des Nicaraguayens. Il ont signé des papiers et m’ont emmenée. Je ne sais pas non plus combien de temps j’ai passé dans cette famille. Puis un jour une autre dame se présenta chez eux, elle me revendiquait, disant qu’elle était ma tante et allait m’emmener vivre avec elle. Je crois qu’elle a eu quelques difficultés mais au bout du compte je partis vivre avec elle dans une pièce louée en face de l’hôpital.

C’est alors que me revint le souvenir de mon frère et que je commençais à le réclamer ainsi que ma maman, sans obtenir de réponse. Au bout d’un certain temps, et dans de pénibles circonstances, on me dit que ma maman était morte d’un cancer, chose qu’à ce jour je n’ai pas pu vérifier. Mais on ne m’a pas montré où elle était enterrée. On me disait que c’était au cimetière général mais j’ai fait des recherches et je ne l’ai jamais trouvée. L’âme noyée de tristesse, j’ai continué à réclamer mon frère mais au fur et à mesure que je grandissais, chaque fois que je le faisais, on me clouait le bec. Jusqu’à ce que, un jour, on me dise de l’oublier, qu’on avait perdu sa trace. Je n’en ai pas tenu compte, tout au contraire, avec les moyens à ma portée j’ai fait des recherches sur son lieu de résidence. Quelqu’un me donna une adresse où il était supposé se trouver et je lui ai écrit.

Et c’est ainsi, alors que j’avais treize ans qu’un jeune homme arriva à la maison et me demanda. C’était mon frère. Je le reconnus à quelques traits caractéristiques de son visage. Il parla avec ma tante et resta avec nous. Il travaillait déjà. Il était radio-technicien. Il devait avoir à peu près dix-huit ou vingt ans. Son séjour à la maison fut de courte durée, un mois peut-être. Un jour, alors que je revenais de l’école, il n’était plus à la maison et lorsque je le réclamais on me dit de l’oublier, que je ne le reverrai plus, car c’était un guérillero. Je ne suis pas sûre que c’était vrai. Le temps a passé et on m’a dit qu’on l’avait tué. C’est encore une chose que je n’ai pas pu vérifier non plus. Et puis on me présenta deux messieurs qui étaient supposés être mes oncles. L’un d’eux alla vivre à Jalpatagua et l’autre, l’oncle Luis, resta avec nous.

À un moment donné il a dû se produire une révolution dans le pays car ma tante avait très peur et me faisait prier et prier à genoux. Je me rappelle que pendant la nuit on entendait l’arrivée de ce qui semblait être des gros camions en grand nombre et le lendemain il y avait des tas de soldats autour de l’hôpital et le long du trottoir de la maison, et même à la porte. Cela se produisit lorsque j’étais toute petite. Je me souviens qu’une nuit on frappa à la porte et sitôt ouverte un tas de soldats armés entrèrent et se mirent à tout fouiller. Ma tante se précipita et m’enjoignit de me glisser sous le lit et me dit de ne pas pointer mon nez, mais ils faisaient un tel bruit que je n’ai pas pu contenir ma curiosité et je les ai vus bousculer les meubles, brasser les vêtements, les livres, tout. Ils trouvèrent un treillis ou un pantalon de mon oncle Luis, aux couleurs des tenues de camouflage et un couteau scie. En plus de cela il y avait des bottes dont ils dirent qu’elles étaient militaires, mais moi je me souviens que ces bottes et ce couteau mon oncle les avait achetés dans un magasin « Cobán » de la huitième rue. Malgré cela les soldats frappèrent brutalement mon oncle et l’emmenèrent. Au bout de deux ou trois jours mon oncle revint, il était méconnaissable. Moi, on ne m’a rien dit, rien expliqué. Ce que je sais, ça oui, c’est qu’après tant de coups sur la tête mon oncle tomba malade et devint fou. On lui administra un traitement médical. Pendant un temps il allait bien puis il retombait malade. Un jour, mon oncle Chabelo de Jalpatagua vint. Il attacha mon oncle Luis à un poteau et le frappa très, mais alors très fort. Mon oncle était couvert de sang. Et puis mon oncle Chabelo s’en alla et je ne l’ai jamais revu. Jusqu’à ce qu’un jour on nous informe qu’il était mort dans la rue, je ne sais pas dans quelles circonstances et à cela non plus il n’y eut pas d’explication.

Petit à petit j’ai grandi et j’ai essayé d’oublier tout cela. Je suis tombée amoureuse et j’ai eu une fille que j’ai aimée de tout mon être. J’étais une mère célibataire et par conséquent je travaillais et je laissais ma petite à la garde de ma tante, mais un jour, de retour du travail, je n’ai pas trouvé ma petite fille. Elle avait trois ans. Ma tante l’avait donnée à un homme. J’ai failli devenir folle de douleur. Je l’ai cherchée partout, sans la trouver, au contraire j’ai été menacée de mort si je continuais à la chercher. Ce furent des années d’amère douleur, mais un jour une prétendue cousine me dit de ne plus la chercher parce qu’elle était morte assassinée, de mort violente et que son petit corps avait été retrouvé dans une fosse. On m’a désigné l’auteur du crime. J’ai décidé de le tuer de mes propres mains, mais comme j’ai toujours cru en Dieu, je n’ai pas pu le faire. Le jour où je pensais le faire, où j’avais une arme entre les mains, je suis allée le chercher sur le lieu de son travail, mais avant d’y arriver je suis passée par une église pour parler avec le Christ des Sacrements et le rendre responsable de ma douleur et de ce que j’allais accomplir. Je crois que j’ai perdu conscience et je me suis évanouie, car lorsque je me suis réveillée j’étais étendue sur le sol et un prêtre me dit « Lève-toi ma fille, ta prière a été entendue, va en paix. » Je suis sortie de l’église comme un zombie, je n’ai plus pensé à tuer qui que ce soit et je suis rentrée à la maison. Je suis parvenue à pardonner du fond du cœur lorsque je me suis trouvée face à cet homme qui m’avait fait tant de mal.

Mon oncle Luis a disparu lui aussi. Un jour il est sorti de la maison et il n’est jamais revenu. Ma tante est morte.

Je n’ai pas de famille. Je suis seule. Je n’existe pour personne puisque je ne possède aucun papier légalement établi (ceci est une autre histoire) qui atteste de mon existence. J’espère du moins exister pour Dieu. Mon âme est remplie de douleur et je veux oublier mon passé à tout jamais.

Pardonnez-moi de vous avoir pris à témoin de cette histoire qui est la mienne.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 2468.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Voces del Tiempo, avril 2001.
 
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