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DIAL 2901

BRÉSIL - Pour les paysans sans terre, l’acquisition de terres n’est qu’une étape de la lutte

Raúl Zibechi

vendredi 1er décembre 2006, par Dial, Raúl Zibechi

DIAL a publié régulièrement des dossiers consacrés au Mouvement des sans-terre (voir par exemple les dossiers 2784, 2841 et 2878, pour ne citer que les plus récents). L’article de Raúl Zibechi [1] publié par ALAI, Agence latinoaméricaine d’information, le 28 septembre 2006 vient utilement compléter l’information publiée en décrivant la situation des paysans sans-terre après qu’ils ont obtenu des terres.


« Abattre les clôtures des grandes propriétés n’était pas aussi difficile que lutter contre les “paquets” technologiques des transnationales » déclare Huli, assis dans la cuisine de sa maison, tout en versant de l’eau bouillante sur le maté que nous partageons, tandis que son petit dernier s’ébat dans la maison. Il explique que les paysans organisés au sein du MST (Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre, du Brésil) ont rêvé pendant des années de conquérir leur terre et ils croyaient que cela résoudrait tous leurs problèmes : l’alimentation de leurs enfants, une vie digne bâtie sur le dur travail des champs, l’éducation, la santé et le logement. Toutefois la réalité s’est révélée beaucoup plus difficile, car des surprises qu’ils n’avaient jamais imaginées les attendaient.

Huli Zang fait partie de l’une des 376 familles de l’asentamiento [2] « Fils de Sepé » qui occupe un peu plus de 6 000 hectares sur la commune de Viamao, à 40 kms de Porto Alegre, capitale de l’État de Río Grande do Sul, au sud du Brésil. Le lot de terres, attribué en février 1999, est divisé en 4 secteurs, et la forme de l’organisation de l’espace dans chaque secteur est ce que les sans- terre appellent une « agroville » (bourgade agricole) : les habitations sont regroupées en un même endroit, et ne sont pas situées sur la parcelle individuelle de chaque paysan.

Ce regroupement permet aux logements, solidement construits en bois ou en briques d’avoir accès à l’électricité et à l’eau potable, si bien que la vie quotidienne des paysans installés est fort semblable à celle des habitants des villes. La maison de Huli dispose d’une gazinière et d’une cuisinière à feu de bois, d’un réfrigérateur, d’un téléviseur et d’un ordinateur. Une route qui part des maisons du secteur les relie à la ville la plus proche, Viamao, et aux parcelles individuelles qui font en moyenne chacune 17 hectares.

L’asentamiento jouxte une réserve naturelle de 2 500 hectares du nom de Bañado dos Pachecos [3], où vivent des milliers d’oiseaux et diverses espèces de poissons et de mammifères. La zone est irriguée par ces marais et n’est apte qu’à la culture du riz. Toutefois à côté de chaque maison, les travailleurs agricoles ont une parcelle assez grande pour cultiver des légumes et des arbres fruitiers, et presque tous ont aussi quelques poules et une paire de vaches laitières, ce qui leur permet de subvenir par eux-mêmes à une partie de leur ravitaillement.

Sur cet asentamiento fonctionne un Centre de Formation du MST, qui peut héberger 120 personnes, dispose de dortoirs, de salles de douches, de salles de conférences et d’Internet, et d’un réfectoire. Durant tout le mois d’août, environ 80 participants d’une demi-douzaine de pays ont participé à un séminaire donné chaque année par la Coordination latino-américaine des organisations paysannes (CLOC). On y trouve aussi une école où se rendent 230 enfants, l’asentamiento étant habité par environ 1 800 personnes.

Terre et riz

Avant de s’installer, les paysans sans terre ont vécu presque 4 ans au bord des routes dans des baraquements en grosse toile noire, glacés l’hiver et étouffants l’été. La négociation avec les autorités leur a permis d’accéder à la terre sur laquelle ils vivent aujourd’hui, qui est le plus grand lot de terres attribué dans l’État. Une preuve que ces travailleurs agricoles ont la volonté de construire un monde nouveau, et pas seulement d’avoir un petit bout de terre à cultiver, c’est qu’ils ont décidé de créer une « agroville » En effet, quelques asentamientos ont décidé de construire les habitations sur chaque parcelle individuelle, ce qui engendre des problèmes sociaux et politiques presque insurmontables. Quand c’est le cas, non seulement il devient impossible de fournir l’eau et l’électricité à tous les paysans (à cause de la distance entre les maisons) mais la vie sociale est pratiquement nulle, si bien qu’augmente encore l’individualisme légendaire du paysan, ce qui bloque toute tentative pour construire une société différente.

Celui qui vient visiter une « agroville » avec ses maisons simples et belles, ses parcelles ensemencées, ornées de fleurs multicolores, et les animaux domestiques en train de paître ou de caqueter au soleil, a l’impression de se trouver dans un cadre bucolique où tout marche sur des roulettes. C’est fort loin de la réalité. L’asentamiento « Fils de Sepé » doit faire face à de multiples problèmes, en général dérivés de la crise mondiale de l’agriculture familiale, confrontée à la montée en puissance de l’ agrobusiness développé par les grandes multinationales.

Un premier problème découle précisément du choix de l’« agroville ». Les parcelles individuelles sont souvent éloignées des habitations, parfois jusqu’à 10 ou 13 kms. « Cela pousse certaines familles à cesser de cultiver et à les louer à d’autres habitants » dit Huli, qui n’écarte aucune des questions. Ces dernières années, pour surmonter cette difficulté qui est présente dans toutes les « agrovilles », le MST a mis en place une nouvelle configuration spatiale. Des unités de 15 à 20 familles sont créées et leurs parcelles individuelles sont disposées en forme de triangle dont le sommet converge vers un « centre », de sorte que les maisons restent proches les unes des autres et les parcelles sont très près des maisons. Cela suppose de déconcentrer les logements pour passer d’une moyenne de plus de 100 familles à des unités appelées « noyaux de maisons » qui, en aucun cas, ne dépassent les 20 familles.

Mais le problème sans doute le plus sérieux vient de la dépendance vis-à-vis des multinationales qui les obligent à faire usage de produits toxiques. « Monsanto, ajoute Huli, nous apporte le « paquet » technologique, herbicides, pesticides, autrement dit des poisons, avec le riz. Avec le temps nous nous apercevons que nous sommes passés de la dépendance vis-à-vis du grand propriétaire terrien, à la dépendance vis-à-vis des multinationales qui possèdent la technologie. Nous arrivons à la conclusion que toute notre lutte ne nous a pas mené bien loin, que nous avons lutté pendant des années pour être dans une nouvelle relation de dépendance, où, en plus, nous empoisonnons nos familles et la population qui consomme le riz cultivé de cette manière ».

Une lutte sans fin

Pour sortir de ce cercle vicieux, les habitants de « Fils de Sepé » ont choisi l’agriculture biologique. Sur l’asentamiento, environ 1 600 hectares sont cultivés de manière conventionnelle (autrement dit avec pesticides), mais les habitants ont entamé un vif débat interne et obtenu qu’un petit noyau de familles franchissent le pas de la culture biologique du riz. En 2005, 29 familles ont cultivé 120 hectares sans l’aide de traitements toxiques et formé l’Association de producteurs de riz et de poissons. Car ils utilisent aussi l’eau en abondance pour élever des poissons, arrivant à diversifier la production alimentaire. Les familles ont produit ainsi 6 000 sacs de riz biologique et la production a été vendue aux cantines scolaires de la commune de Viamao, gouvernée par le Parti des Travailleurs. Cette année on compte déjà 35 familles, qui espèrent semer 150 hectares et produire 10 000 sacs.

Ils ont découvert que non seulement la culture biologique du riz est rentable mais que sa productivité par hectare est exactement le double de celle de la culture avec pesticides. Ils ont remis en vigueur une vieille tradition paysanne qui consiste à préparer la terre à cultiver avec des canards. « Les canards mangent toutes les herbes, ils nettoient le terrain beaucoup mieux que n’importe quel poison chimique et en plus ils déposent de l’engrais grâce à leurs excréments. Nous laissons les canards plusieurs mois et ce sont eux qui préparent la terre. Ensuite, au moment de semer le riz, nous les enlevons et nous les vendons ou les mangeons » explique Huli avec un grand sourire. Avec la production biologique ils disposent de leurs propres semences et de tout le nécessaire à la culture, et ne dépendent pas de l’achat d’autres produits, sans compter qu’ ils préservent la santé de celui qui produit et de ceux qui consomment.

Toutefois, ils font face maintenant au problème de la certification. Au Brésil il n’existe que 3 entreprises qui délivrent les certificats pour les cultures biologiques et elles ont toutes un lien avec les multinationales. « C’est-à-dire qu’une fois de plus nous retombons sur le même ennemi » poursuit Huli. Mais ce qui les révolte le plus c’est que le certificateur qui délivre le certificat ne visite qu’une seule fois par an l’asentamiento, leur demande 1 000 dollars et ne suit pas l’évolution de la culture si bien que n’importe quel producteur « biologique » pourrait utiliser pesticides et herbicides tout en bénéficiant de la « certification ». Pour résoudre ce problème nouveau et inattendu, le mouvement envisage de créer une équipe de « certification communautaire », ce qui leur permettrait d’éviter les multinationales.

Par ailleurs, les habitants de l’asentamiento se plaignent de ce que le gouvernement fédéral et l’État ne disposent pas de crédits pour l’agriculture biologique. Bref, une chaîne de difficultés ; chaque fois qu’ils surmontent un obstacle, il s’en présente un autre nouveau et au fond toujours le même problème : le contrôle des grandes entreprises sur les technologies agricoles qui leur permet de continuer à exploiter les paysans. Le développement et le contrôle des nouvelles technologies par les multinationales a rendu possible un nouveau type d’oppression : la propriété des moyens de production, le contrôle du temps et l’organisation du travail ne leur sont plus nécessaires ; il s’agit d’une domination « immatérielle », basée sur le pouvoir du savoir et du marché, comme moyen de continuer à accumuler des bénéfices. Huli nous explique que la production de riz a de moins en moins de valeur sur le marché, si bien que les 1.600 hectares que cultivent les paysans de l’asentamiento ne leur permettent même pas de survivre grâce à la terre.

Avant de quitter l’asentamiento, nous lui demandons quelles sont les sources de revenus des habitants de « Fils de Sepé ». Il y en a 3 : les potagers familiaux, le riz, et le travail dans les communes voisines, où les femmes sont employées comme agents d’entretien et les hommes dans le bâtiment. « Quel est le pourcentage de leurs ressources pour chaque travail ? » demandons-nous. Huli ne peut éviter une moue de tristesse : « malheureusement, la plus grande partie de leurs ressources vient de leur travail dans le nettoyage et la construction. Voilà la réalité ».

La lutte pour la terre se révèle beaucoup plus complexe que tout ce qu’on peut imaginer. La grande victoire des sans-terre est peut-être dans le fait que les paysans restent dans l’asentamiento et ne sont pas allés grossir les bidonvilles des grandes villes. Tout le reste est une lutte permanente, interminable. Plus complexe que la lutte pour la terre, puisque le capital a démontré sa capacité à se transformer pour continuer à contrôler les mécanismes de domination, sous une forme désormais moins palpable, presque invisible. Cela exige une formation et un apprentissage permanents, qui sont devenus des formes indispensables de la lutte.


Sepé Tiraju

Le 7 février 1756 l’Indien guarani Sepé Tiraju fut tué lors d’un combat par les troupes espagnoles et portugaises dans la ville de St Gabriel (au sud de l’État de Rio Grande do Sul). Le Traité de Madrid, de 1750, signé par ces 2 pays, décréta que tous les Indiens des Réductions guaranis (7 villages conçus par les jésuites et bâtis par les indigènes) devraient les abandonner et s’installer sur la rive droite du fleuve Uruguay, aujourd’hui territoire argentin.

Une armée de 3 500 soldats portugais et espagnols, disposant de canons et la mieux préparée de l’époque, affronta des Indiens armés de lances et de flèches. Trois jours après la mort de Sepé, le 10 février, près de 1 500 Indiens furent assassinés. Bien que le Traité de Madrid ait été aboli en 1761, ses objectifs furent atteints : les Réductions des Guaranis, définies par Voltaire comme « un triomphe de l’humanité », pour leurs conditions élevées de vie coopérative, l’apogée des arts, notamment la musique, l’impression des livres, et le développement de l’astronomie et de la météorologie, furent détruites. Cette année, les sans-terre et d’autres mouvements sociaux ont commémoré le 250e anniversaire de la mort au champ d’honneur de Sepé – une étape dans l’effort de récupération de la mémoire d’une des expériences les plus remarquables de création de mondes différents qui existèrent sur ce continent.

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 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2901.
 Traduction : Marie-Françoise Duriez pour Dial.
 Source (espagnol) : ALAI, 28 septembre 2006.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

responsabilite


[1Raúl Zibechi est membre du comité éditorial de l’hebdomadaire uruguayen Brecha, enseignant et chercheur sur les mouvements sociaux à la Multiversité franciscaine d’Amérique latine et conseiller de plusieurs groupes sociaux.

[2Un asentamiento est une “installation” de familles sur des terrains qui leur sont attribués par l’État, souvent après de longues mobilisations pour réclamer des terres.

[3Un marais.

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