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Opinion

BRÉSIL - L’air dans la construction du solide

Marcus Stoyanovith

jeudi 3 décembre 2015, mis en ligne par colaborador@s extern@s

Septembre 2015.

L’air a une importance fondamentale dans la composition d’un bon mortier. Et pourtant, cette importance n’est pas reconnue. Il en est de même des initiatives concrètes de lutte contre la corruption au Brésil. C’est-à-dire : on les méprise même lorsqu’on s’efforce d’édifier la bonne réputation d’un pays. On l’utilise comme simple élément contextuel pour les intérêts de bagarres entre partis politiques. Tout le monde en parle, mais dans la pratique on ne bouge même pas le petit doigt, ne serait-ce que pour contrôler ce crime. Dépassant la lutte en cours pour le pouvoir central, un groupe de procureurs du Ministère public fédéral brésilien (MPF) a pris l’initiative de proposer dix mesures pour combattre la corruption et libérer le pays de ce mal.

L’initiative des procureurs fédéraux doit être vue par-delà son caractère technique, objectif et efficace. Elle se situe au début d’une réflexion sur une crise politique de partis dont l’unique but a été de prendre possession du siège de la Présidence de la République. La corruption entre dans la dispute seulement comme une arme d’attaque de première ligne pour être ensuite oubliée dans les tiroirs des parlementaires, responsables de créer les lois du pays.

Dans leur document/proposition, les procureurs du MPF rappellent que certaines mesures qu’ils suggèrent ne sont pas nouvelles, qu’elles ont été inspirées par des projets de loi mis aux oubliettes il y a des années au Congrès national. Leur nombre est terrifiant, comparé aux discours enflammés des hommes politiques contre la corruption : 528 projets de loi. La majorité d’entre eux, dit le document, n’a même pas été analysée par ces messieurs-dames les députés et sénateurs.

La tentative d’amener la corruption au centre du débat politique peut fonctionner comme une contradiction pour la société qui, communément, accepte l’idée que la corruption est quelque chose de culturel ou qu’elle fait partie de l’ADN du politicien brésilien. Interprétation accommodante sur ce crime planifié et complexe. Celui-ci est un révélateur contre la société elle-même. Il fait de l’État brésilien une sorte de coffre de l’Oncle Donald dont les pièces de monnaie sont distribuées aux parlementaires et responsables du gouvernement, partis politiques, et intermédiaires privés.

Les scandales de corruption comme le « Mensalao » [1] et celui de la Petrobras [2] accélèrent l’émergence d’une nouvelle perception et d’un nouveau comportement du peuple par rapport à ce crime. Celui-ci revêt dix-huit typologies qui vont du trafic d’influence à la corruption électorale en passant par les corruptions de forme active et passive, entre autres.

Les premières manifestations de rues contre la corruption datent de 2013. Elles continuent d’être organisées et divulguées systématiquement par internet. À l’époque, il n’y avait pas de leadership national qui poussait à descendre dans la rue. Au lieu d’un seul thème de revendication, il y a eu de nombreuses revendications. Les plus claires visaient le PT [3], l’ex-président Lula, l’actuelle présidente Dilma Roussef, et la corruption à la Petrobras. Actuellement nombre d’informations très professionnelles et de grande qualité (caricatures, dessins animés, vidéos, audios, parodies) s’abattent sur les deux personnes citées ci-dessus et sur le PT. Le but est de forcer la destitution (« impeachment ») de la présidente dont la popularité est l’une des plus faibles de l’histoire récente démocratique du pays, à moins de 20%, ce qui est encore bon.

La crise montre maintenant ses multiples facettes (économique, politique et sociale), depuis l’après-élection de Dilma (PT) avec 51,64% des voix contre les 48,36 % d’Aécio Neves (PSDB). Ce résultat a emballé la dynamique du rêve du Toucan (symbole du PSDB) de revenir à la Présidence de la République. Le bombardement médiatique dans les réseaux sociaux contre le gouvernement du PT est un signe que la crise se concentre sur un échange d’accusations entre le PT et le PSDB qui a également des leaders touchés dans des scandales de corruption. Pendant ce temps, la question de la corruption est laissée de côté, réduite à des campagnes d’affichages de courte durée, sans qu’il y ait de mobilisation pour un réel contrôle.

L’ex-président de la Cour suprême du Brésil, Joaquim Barbosa, a été responsable de la condamnation d’hommes politiques et chefs d’entreprises lors du premier cas de corruption à grande échelle dans le pays (« Mensalao »). Il a déclaré récemment sur un site internet « que l’« impeachment » de la présidente est quelque chose de très sérieux, et que, si elle est mise en œuvre, on peut savoir comment cela commence, mais on ne peut pas savoir comment cela finit. C’est un tremblement sismique dans les institutions. » La préoccupation du ministre peut être liée au fait d’entendre parler et alimenter l’« impeachment » de manières irresponsables. Il rappelle que le seul qui puisse dénoncer des présidents de la République est le procureur-général de la République.

Les noms du juge Sergio Moro [4] (opération « Lava-jato » [Lave-auto]) et du ministre (retraité) de la Cour suprême fédérale du Brésil (STF), Joaquim Barbosa (affaire du « Mensalao » [Mensualités]) sont toujours en haute estime dans l’opinion publique. En plus du respect pour leur travail, un deuxième facteur peut également inhiber la population à se manifester à l’égard de leaders politiques, pour lesquels il y a un mécontentement certain, sur la question : qui remplacerait la présidente ? Dans l’hypothèse d’un « impeachment », sur le plan légal, c’est le président de la chambre de députés, Eduardo Cunha (PMDB, Rio de Janeiro) qui assumerait, lui qui est accusé de corruption, d’avoir reçu jusqu’à 5 millions de réaux [5] de pots-de-vin lors d’une transaction d’achat de navires pétroliers pour la Petrobras.

Mais les initiatives qui permettent de combattre la corruption sont vraiment rarissimes. Pour avoir une idée de la chose, le Brésil perd plus de 50 milliards de réaux par an à cause de la corruption. La plus importante opération contre ce crime, le « Lava-jato », a déjà permis de récupérer 870 millions de réaux, la plus grosse somme qui ait été récupérée jusqu’à présent. Somme importante, certes, mais insignifiante au regard du montant total volé au pays chaque année. Le solde le plus élevé à récupérer dépend des enquêtes à la Petrobras, où l’ampleur de la corruption a fini par marquer les esprits des Brésiliens qui ne la prenaient pas tellement au sérieux, bien qu’ils en avaient connaissance.

Jusqu’au mois d’août de cette année, l’opération « Lava-jato » avait attrapé plus de 105 personnes, hommes politiques, grands patrons d’entreprises de BTP comme Camargo Correa et Odebrecht, géants du secteur, de financiers et des directeurs de l’institution. C’est l’un des faits qui amènent la population à se préoccuper de la corruption et ne plus la considérer naturelle, normale. Dans un de ses entretiens, le juge Sergio Moro, responsable des enquêtes du « lava-jato », a dit qu’il est nécessaire d’interroger aussi bien les corrompus que les corrupteurs.

Cela semble évident, mais cela ne l’est pas. Au Brésil il faut du courage pour faire une affirmation logique comme celle du juge. La corruption est ancienne mais c’est seulement maintenant que des hommes de pouvoir, qu’ils soient de gouvernements ou du secteur privé, sont emprisonnés. Certains indices font penser que l’opération « lava-jato » provoquera d’autres emprisonnements de cette envergure. C’est un scénario nouveau qui peut causer des changements profonds dans la manière dont les hommes politiques administrent le bien public.

Maintenant, le gouvernement fédéral a annoncé, entre autres mesures, la réduction du nombre de ministères, de 39, une absurdité actuelle, à 24 – un nombre encore trop élevé pour une gestion moderne et efficace. Une fois de plus, il a déclaré qu’il va limiter ses dépenses qui vont quand même atteindre un niveau tout aussi absurde, engendrant une dette publique de plus de 5% du PIB.

Une mini-réforme politique est à l’ordre du jour au Congrès national, une manœuvre trompeuse pour ne rien réformer du tout. Elle a pour objet le financement de la campagne électorale, en partie par des entreprises privées. Son contenu est encore indéfini. La classe moyenne, elle, descend dans la rue, préoccupée par l’inflation [6] et endettée jusqu’au cou. Ce sont des réalités qui amènent les gens à s’éloigner de la vie politique du pays, laissant les politiciens toujours plus libres de s’occuper de la gestion et du contrôle des affaires publiques.

Au cours de son histoire, le Brésil a connu sept Constitutions, la dernière datant de 1988. On compte actuellement 32 partis politiques (en 2014 ils se sont divisé plus de 300 millions de réaux du Fonds des partis). De 1990 à 2014 ont été réalisées 12 élections générales – Président, sénateurs, députés fédéraux, gouverneurs et députés des États fédérés –, et municipales – maires et conseillers municipaux. Lors des deux dernières élections, plus de 110 millions de votes valides ont élu un président de la République, 27 gouverneurs, 5 565 maires, 57 377 conseillers municipaux, 1 059 députés d’État fédéré, 513 députés fédéraux et 81 sénateurs, qui reçoivent 15 mois de salaire par an, deux mois de plus que les travailleurs salariés brésiliens, et ne mènent aucune action effective pour couper à la racine la corruption au sein des pouvoirs publics nationaux.

Peut-être l’initiative emblématique et courageuse des procureurs du MPF parviendra-t-elle à montrer à la société brésilienne que la route a une fin, mais pas le chemin. Et qu’il y a une solution contre la corruption s’il y a de la volonté politique. Celle-ci n’apparaîtra dans les veines des hommes publics que si elle bat dans le cœur de la population et au centre de l’exercice de la citoyenneté.

Les dix mesures qui constituent le document du MPF sont les suivantes :
– 1. Criminalisation de l’enrichissement illicite d’agents publics.
– 2.– Prévention de la corruption, protection et transparence de la source d’informations.
– 3. Responsabilisation des partis politiques et criminalisation de la pratique de la « caisse noire ».
– 4. Augmentation des peines et de la gravité du crime concernant la corruption pour des sommes élevées.
– 5. Réforme du système de prescription pénale.
– 6. Rapidité des actions en Justice pour malhonnêteté administrative.
– 7. Efficience des recours en procès pénal.
– 8. Révisions dans les cas d’inefficacité juridique au pénal.
– 9. Prison préventive pour garantir le remboursement de l’argent détourné.
– 10. Récupération du gain résultant du crime.


Marcus Stoyanovith est journaliste (Fondation Getulio Vargas, FGV).

Traduction de Stéphane Latarjet (latarjet[AT]club-internet.fr) pour le bulletin Du levain pour demain n° 29 (octobre 2015).

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[1Mensualités : gigantesque système de versements mensuels de pot-de-vin – de jusqu’à 10 000 euros par mois par bénéficiaire – pour acheter l’adhésion de parlementaires pour voter les projets de lois du gouvernement fédéral – NdT.

[2Appelé encore « Petrolao », versements par des dizaines de patrons d’entreprises de construction, de pots-de-vin aux dirigeants du géant pétrolier brésilien Petrobras, pour obtenir des contrats publics gonflés, dont l’argent aurait notamment permis de financer des campagnes électorales. Fierté des Brésiliens, la Petrobras est une multinationale dont l’État brésilien détient 48% du capital. Elle occupe le 10e rang mondial de la branche. Elle agit dans la recherche, l’extraction, le raffinage, le transport et la vente de pétrole. Cette affaire éclabousse le pays tout entier – NdT.

[3Parti des travailleurs, parti des deux derniers présidents de la République, Lula et Dilma Roussef – NdT.

[4Juge du Tribunal fédéral dans l’État du Paraná, qui a débuté l’enquête sur l’affaire Petrobras – NdT.

[5Environ 2 millions d’euros à l’époque – NdT.

[6Presque 10% par mois – NdT.

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