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DIAL 3496
ÉTATS-UNIS-VENEZUELA - L’option mercenaire de Blackwater et le syndrome des sacs noirs
Álvaro Verzi Rangel
mercredi 22 mai 2019, mis en ligne par
Toutes les versions de cet article : [Español] [français]
Dans ce numéro, DIAL consacre trois articles au Venezuela qui proposent chacun un éclairage sur la tentative de coup d’État de fin avril et la situation actuelle du pays. Álvaro Verzi Rangel est un sociologue vénézuélien, co-directeur de l’Observatoire global de communication et démocratie et du Centre latino-américain d’analyse stratégique (CLAE), sur le site duquel ce texte a été publié le 1er mai 2019.
Conscients de ce que le Congrès autoriserait difficilement une aventure militaire qui pourrait occasionner de nombreuses victimes états-uniennes et que les militaires colombiens et brésiliens s’opposeraient à une agression armée contre le Venezuela, l’équipe du président Donald Trump semble s’orienter vers le financement d’une armée de mercenaires.
Le directeur de l’entreprise militaire états-unienne Blackwater, Erik Prince, a mis au point, au cours des derniers mois, un projet pour former une armée privée ayant pour objectif de renverser le président Maduro, selon une information de ce mardi [30 avril 2019] de l’agence Reuters. Cette prétendue force militaire serait constituée de quatre ou cinq mille mercenaires embauchés au nom de l’opposant Juan Guaidó et recrutés au sein des paramilitaires de Colombie et d’autres pays de la région.
Pour des experts en sécurité, le projet de Prince est « politiquement invraisemblable et potentiellement dangereux » et « pourrait déclencher une guerre civile » ajoute l’agence britannico-états-unienne. Prince cherche des financements et des appuis politiques à cette initiative dans l’entourage du président états-unien Donald Trump et parmi les exilés vénézuéliens millionnaires. Dans ce but il a organisé avec eux plusieurs réunions privées aux États-Unis et en Europe.
L’une d’entre elles a eu lieu à la mi-avril, quelques jours avant la tentative de coup d’État de l’ultra-droite vénézuélienne frustrée, le 30 avril. Ce même jour le Secrétaire d’État des États-Unis, Mike Pompeo, n’a pas écarté (dans une déclaration pour Fox Business Network) la possibilité d’une « action militaire » au Venezuela si la situation « l’exigeait ».
Prince envisage la création d’une force constituée de Péruviens, d’Équatoriens, de Colombiens, des personnes de langue espagnole, car il estime que ce type de soldats serait plus acceptable d’un point de vue politique (pour les États-Uniens qui se souviennent encore des sacs noirs dans lesquelles les soldats revenaient du Vietnam) plutôt que des mercenaires états-uniens.
Pompeo a fait cette déclaration après avoir fait circuler un autre mensonge – une fake news – sur CNN. Au lieu d’accepter que le coup d’État encouragé par les États-Unis avait échoué, il a indiqué que le président vénézuélien, Nicolás Maduro, avait prévu de quitter le pays pour Cuba mais que la Russie l’en avait dissuadé. Maduro lui a répondu « Monsieur Pompeo, s’il vous plaît, quel manque de sérieux ! […] que de mensonges et de manipulations dans cette escarmouche putschiste ».
Le porte-parole de Guaidó, Edward Rodríguez, a nié que l’opposition vénézuélienne ait eu des conversations avec Prince au sujet des opérations et le porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison-Blanche, Garrett Marquis, a évité tout commentaire sur la question qui lui a été posée sur cette initiative.
Un des arguments de Prince est que le Venezuela a besoin d’un « évènement dynamique » pour briser la paralysie dans laquelle se trouve le pays depuis janvier quand Guaidó s’est autoproclamé président en charge après avoir déclaré Maduro illégitime. Il ajoute encore un autre argument : « les Vénézuéliens ne peuvent pas s’en sortir tout seuls ».
Selon certaines sources, pour financer son projet Prince a besoin de 40 millions de dollars d’investissements privés et veut s’approprier les fonds des milliards de dollars d’avoirs vénézuéliens qui sont gelés dans le monde entier par les sanctions imposées contre le gouvernement constitutionnel vénézuélien. Il souhaite pirater les pirates.
Néanmoins, de quelle façon l’opposition vénézuélienne pourrait accéder légalement à ces avoirs n’est pas clair. Prince a déclaré aux personnes avec lesquelles il s’est réuni, selon Reuters, qu’il croit que Guaidó jouit de l’autorité pour réunir sa propre force militaire car il a été reconnu internationalement président légitime du pays.
Blackwater, transnationale criminelle
Blackwater, une multinationale militaire, trace sa route dans le monde depuis deux décennies. C’est l’entreprise de sécurité la plus puissante de la planète ; elle cumule les plaintes pour crimes commis au Moyen-Orient et pour des cas de corruption aux États-Unis. Radiographie d’un négoce en expansion encouragé par la Maison-Blanche.
Ces deux dernières décennies, agissant en toute impunité, avec un armement de pointe, recrutant des mercenaires de diverses nations, Blackwater est l’une des plus grandes entreprises de sécurité au niveau international, fondée en 1997 par Erik Prince et Al Clark. Des dizaines de plaintes ont été déposées contre elle pour des crimes commis, des abus flagrants d’autorité et pour avoir signé des contrats suspects accordés par le Pentagone et le Département de la défense des États-Unis.
Rebaptisée Academi, Blackwater a surgi en pleine avancée des néo-conservateurs aux États-Unis, à l’initiative du président George W. Bush (2001-2009). La transnationale, fondée avec la bénédiction de l’ultra-droite catholique états-unienne, a fait son entrée dans la cour des grands sous l’administration de Bill Clinton durant la guerre des Balkans dans la décennie 1990.
Les neocons, qui avaient consolidé leur pouvoir au cours des mandats de Ronald Reagan et Bush père, ont trouvé dans l’administration républicaine de l’entrepreneur pétrolier le bouillon de culture pour mettre sur pied le Projet pour le nouveau siècle américain (PNAC, Project for the New American Century) qui entre autres points, avalisait la dérégulation totale de l’État et orientait tous ses tirs contre une définition vague du « terrorisme international » implanté au Moyen Orient et au sein de la communauté musulmane.
Un rapport de Sudestada indique que, à ce moment-là, BW faisait ses premiers pas dans le négoce juteux de la sécurité privée, en mettant à disposition de Washington les premiers « contractuels » qui, en 2001 et 2003, avec les invasions respectives de l’Afghanistan et de l’Irak, formeraient une armée de mercenaires atteignant presque le même effectif d’hommes sur le territoire iraquien que l’armée états-unienne.
Mais Prince, avec son passé de SEAL (principale force spéciale de la marine de guerre des États-Unis), ultraconservateur qui finance des groupes catholiques, extrémistes et marginaux, n’a pas conçu son entreprise comme une simple armée de renfort pour les occupations des États-Unis dans d’autres parties du monde. En Caroline du Nord, sur un marécage connu sous le nom de Moyock, de 2 800 hectares, il a fondé la plus grande installation militaire privée du monde.
Pommes pourries d’un arbre très toxique
Dans le livre Blackwater : L’ascension de l’armée privée la plus puissante du monde [1], le journaliste Jeremy Scahill décrit Moyock comme l’endroit où « sont entrainés annuellement des dizaines de milliers d’agents des forces de l’ordre, aussi bien fédérales que locales, ainsi que des troupes de nations étrangères amies ».
À son siège central, BW « possède ses propres services d’intelligence et compte parmi ses responsables des ex-hauts gradés de l’armée et d’autres services secrets », précise Scahill, collaborateur de The Nation et de Democracy now ! Avec le temps, le marché de la « sécurité » a suscité de lucratives demandes pour BW ; c’est pour cette raison qu’il a établi des installations en Californie, en Illinois, et dans la jungle des Philippines.
Blackwater, comme d’autres entreprises de sécurité privée en expansion, « sont non seulement des pommes pourries, ce sont les fruits d’un arbre très toxique, écrit Scahill. Ce système dépend d’une combinaison d’immunité et d’impunité. Si le gouvernement commençait à poursuivre ces entreprises mercenaires pour faits avérés de crimes de guerre, assassinats ou violation des droits humains (et non seulement à titre symbolique), le risque qu’encourraient ces compagnies serait terrible ».
Prince a défini son entreprise comme « un prolongement patriotique de l’armée des États-Unis ». Avec les attentats contre les Tours jumelles et le Pentagone, en septembre 2001, le gouvernement de Bush a eu les mains libres pour concrétiser, sur le plan militaire, le« choc des civilisations », théorisé par le politologue Samuel Huntington. Après l’effondrement de l’Union soviétique et du monde socialiste, le pouvoir de Washington s’est empressé de trouver de nouveaux ennemis à combattre, indique Sudestada.
Si quelques années auparavant, le mouvement taliban et Al-Qaïda avaient servi à expulser l’armée russe d’Afghanistan, désormais ces groupes incarnaient le mal qui menaçait la vie en occident. Bush envahit l’Afghanistan et l’Irak avec, en plus des troupes régulières, des mercenaires de compagnies comme DynCorp et Blackwater, entreprise chargée de la sécurité du personnel états-uniens dans ces pays qui entraina des hommes et devint une partie fondamentale de l’armée d’occupation.
Les mercenaires dirigés par Prince ont bénéficié de nombreux avantages, dont l’impunité totale de leurs actions, définie par une loi de l’autorité d’occupation états-unienne en Irak, et de salaires qui étaient le double des soldes de simples soldats. « Les salaires normaux des professionnels du DSP (détachement de sécurité personnelle) se chiffraient, jusqu’à récemment, à environs 300 dollars par jour. Dès que Blackwater a commencé à recruter pour sa première mission importante, celle de la protection personnelle de Paul Bremer – plus haute autorité états-unienne en Irak – le tarif est monté jusqu’à 600 dollars par jour », rapporte la revue Fortune.
Tandis que BW facturait des millions de dollars et recrutait des ex-militaires états-uniens et chiliens – en fonctions sous la dictature d’Augusto Pinochet – pour grossir ses rangs et répondre à la demande de la Maison-Blanche, il obtenait aussi du Congrès des États-Unis l’approbation de son propre groupe de lobby pour plaider en sa faveur parmi des parlementaires. Divers enquêtes d’organismes publics des États-Unis ont signalé le fait que le gouvernement ne « supervisait » pas les « contractuels » et autorisait leur impunité totale lors des opérations militaires.
La croissance de la firme de Prince a été constante depuis les attentats de 2001. Une division d’aviation, des sous-marins, la dernière technologie pour l’espionnage et des dizaines de contrats millionnaires élargissaient le sourire qui s’étalait sur la façade de BW. Mais sa chance s’est vue assombrie par les coups portés par la résistance iraquienne. En mars 2004, les images de quatre personnes dépecées et mutilées, pendues à un pont de Falloujah, ville qui refusait de plier, ont fait le tour du monde. Avec le temps on a su que ces corps étaient ceux de mercenaires de Blackwater.
Le lynchage des « contractuels » a révélé que la compagnie effectuait non seulement des opérations militaires hors contrat mais qu’elle envoyait aussi ses propres mercenaires dans des véhicules non blindés, avec une puissance de feu réduite et dans des missions quasiment suicidaires, comme ce fut le cas à Falloujah.
En 2007, sur la place Nissour de Bagdad, dans un convoi de quatre véhicules blindés de Blackwater, équipés de mitrailleuses de 7,62 millimètres, capables d’abattre des murs, les mercenaires ouvrirent le feu de façon indiscriminée, faisant 17 victimes, toutes civiles. La colère du peuple iraquien n’a pas tardé à se manifester dans la rue et avec l’augmentation des actions armées d’une résistance hétérogène.
En dépit de la dissimulation politique, judiciaire et médiatique, les mercenaires Dustin Heard, Evan Liberty, Paul Slough, et Nicolas Slatten ont fait l’objet de condamnations, les premiers à 30 ans de prison et Slatten à l’emprisonnement à perpétuité. En août de cette année, la chaîne Russia Today a fait savoir qu’une cour d’appel des États-Unis avait annulé les sentences contre les mercenaires et ordonné la tenue d’un nouveau jugement pour Slatten.
Le massacre de la place de Nissour a eu un retentissement si important que l’ex-président Obama annula les contrats avec Blackwater en 2009, mais pour embaucher à nouveau l’entreprise pour 10 milliards de dollars en 2010. L’ex-premier ministre du Qatar, Abdallah ben Hamad al-Attiyah, a révélé que des milliers de mercenaires de la compagnie ont été entraînés dans les Émirats arabes unis pour envahir le territoire qatari.
Selon l’ex-premier ministre, les Émirats firent appel aux services de Blackwater pour leurs opérations durant l’’invasion du Yémen, sous le commandement de l’Arabie saoudite. Les mercenaires ont connu plusieurs revers militaires et se sont vus obligés d’abandonner ce pays, le plus pauvre du Moyen-Orient. Le gouvernement du Qatar a confirmé que BW avait entraîné quelque 15 000 hommes, « une grande partie d’entre eux de nationalité colombienne et sud-américaine », sur la base militaire émirati de Liwa.
En juin 2017, on a appris aussi que le gouvernement du président Donald Trump a tenté d’obtenir que l’entreprise de Prince retourne s’engager en Afghanistan. Aux dires de la chaîne HispanTV, « Jared Kushner, assesseur et gendre du mandataire états-unien, et Steve Bannon, l’un des principaux stratèges de la Maison-Blanche, ont supervisé l’initiative et présenté leurs candidats pour mettre en application le plan » de Trump : Prince et Stephen Feinberg, propriétaire de DynCorp international.
Scahill indique que « la guerre est un négoce, et c’est un négoce prospère. Ce n’est pas seulement les actions de Blackwater et d’autres entreprises du même type sur lesquelles il faut enquêter, faire la lumière et juger, c’est sur tout le système dans son ensemble ». De toute évidence cela n’aura pas lieu sous le gouvernement de Trump.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3496.
– Traduction de Françoise Couëdel pour Dial.
– Source (espagnol) : Estrategia, 1er mai 2019.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la traductrice, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] L’ouvrage original (Blackwater : The Rise of the World’s Most Powerful Mercenary Army a été publié en 2007 par Nation Books, sa traduction française a paru en 2008 chez Actes Sud – note DIAL.