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DIAL 2820
MEXIQUE - Assasinats de femmes a Ciudad Juarez
Katia Salazar
samedi 16 juillet 2005, mis en ligne par
Le nom de Ciudad Juárez est désormais lié aux assassinats de femmes. Depuis 1993, près de 400 femmes ont été assassinées dans cette ville située sur la frontière qui sépare le Mexique des Etats Unis d’Amérique. Des histoires différentes, mais un élément commun : des autorités misogynes, inefficaces et corrompues avec, comme conséquence, l’impunité absolue. Et le pire : les assassinats continuent et tous regardent faire. Article de Katia Salazar, chargée de programme au DPLF (Fondation pour le respect des procédures légales) et ancienne avocate de l’IDL (Institut de défense légale), paru dans Ideele (Pérou) en mars 2005.
« Estan clavadas dos cruces en el monte del olvido… »
(Deux croix s’élèvent sur la montagne de l’oubli...) [1].
Ciudad Juárez est beaucoup plus qu’une ville au milieu du désert, violente et sans règles. C’est aussi une ville où l’on vient tenter sa chance : trouver un travail dans une des usines de sous-traitance, les maquiladoras, ou passer la frontière. Limitrophe avec les villes états-uniennes d’El Paso (Texas) et de Las Cruces (Nouveau- Mexique), elle forme avec elles, pour des raisons commerciales, une seule métropole séparée seulement par la frontière, avec une intense circulation journalière des biens et des personnes.
Alors qu’El Paso est le centre commercial de la région et une des villes les plus sûres des Etats-unis, Ciudad Juárez est le siège principal des maquiladoras du Mexique, avec un indice de criminalité élevé lié principalement au crime organisé, au trafic de drogue (rappelons-nous le fameux Cartel de Juárez), à la prostitution et au trafic de personnes, entre autres activités illicites.
Pour comprendre la ville de Ciudad Juárez d’aujourd’hui, nous devons remonter jusqu’à la Révolution mexicaine (1910-1917), lorsque le pays fut plongé dans une grave crise économique, politique et sociale. Pour surmonter cette crise, et profitant de la situation frontalière de la ville, on essaya d’en faire un grand centre de divertissements nocturnes – maisons de jeux, bars – pour Mexicains et Etats-uniens.
A partir de 1965, le développement économique de Ciudad Juárez s’est réorienté vers l’industrie d’assemblage, actuellement la principale source de revenus et d’emplois. Ce modèle économique est très rentable pour les propriétaires de maquilas dépendantes de capitaux étrangers : ils exportent sur le marché international des biens produits par une main-d’œuvre bon marché et sans exigences.
Pendant les années 70 et 80, les embauches dans les maquiladoras ont concerné principalement les femmes dans un contexte de chômage masculin élevé. Beaucoup d’entre elles ont commencé à gagner l’argent du foyer, ce qui a produit un choc culturel dans les familles habituées à ce que les hommes soient ceux qui rapportent l’argent et les femmes, celles qui soient chargées des tâches domestiques et familiales. La consommation d’alcool a augmenté de manière alarmante chez les hommes et c’est à Ciudad Juárez que le plus haut pourcentage de mères célibataires du Mexique a été atteint. Bien que cet état de fait n’explique pas les crimes, le choc entre certaines traditions mexicaines et l’indépendance et le changement de rôle assumés par les femmes aurait poussé beaucoup d’hommes à des actes de violence contre elles.
Ciudad Juárez est aussi la ville du déracinement et de la pauvreté. Sur presque un million et demi d’habitants, 35 à 50% sont nés dans d’autres Etats. Quelques-uns sont venus pour trouver du travail dans les maquiladoras, d’autres avaient l’intention de passer aux Etats-Unis, mais sont finalement restés dans la ville. Cette population flottante a grossi considérablement le nombre d’habitants et a créé des poches de pauvreté renforcées par l’insuffisance de l’infrastructure urbaine et des services publics. Parmi les femmes assassinées, beaucoup appartenaient à ce secteur social.
Les négligences de l’Etat mexicain
Bien que le nombre exact ne soit pas connu avec certitude (les chiffres officiels ne coïncident pas), entre 1993 et 2004, 380 femmes au moins ont été assassinées. Entre 100 et 130 de ces assassinats ont été accompagnés de violences sexuelles, et dans 90 cas - ceux qui sont appelés assassinats « multiples » ou « en série » parce qu’ils se déroulent sur un même schéma - les victimes ont été séquestrées durant plusieurs jours et même plusieurs semaines pendant lesquels elles ont été torturées, violées de manière répétée par plusieurs personnes et très souvent mutilées avant d’être étranglées ou battues à mort.
On connaît les circonstances qui ont entouré les assassinats sans violence sexuelle : violence à l’intérieur de la famille, vengeance entre bandes ou gangs de criminels, délinquance de droit commun, etc. et quelques responsables ont été inculpés. Mais curieusement, plus le cas présentait de violence, - nous nous référons aux assassinats « multiples » ou « en série » - moins les autorités manifestaient d’intérêt pour les élucider.
Il existe diverses théories pour expliquer, dans ces 90 cas, qui sont les auteurs et les motivations : elles vont depuis les plus traditionnelles - violence familiale, règlement de comptes entre narcotrafiquants, assassinats en série, psychopathies, misogynie, etc. - jusqu’aux plus inédites : rites sataniques, trafic d’organes, production de vidéos pornographiques snuff ou violentes, nécrophilie, etc. Malheureusement, aucune n’a donné lieu à une recherche approfondie, et la grande majorité des cas (si ce n’est tous) n’a toujours pas été élucidée.
Mais ce qui retient le plus l’attention à Ciudad Juárez, ce n’est pas le nombre des assassinats de femmes, car le nombre d’hommes assassinés y est plus élevé mais là, on connaît les circonstances où ils se sont produits. Ce qui est inacceptable, c’est l’incapacité de l’Etat mexicain à résoudre ces cas, techniquement peu compliqués. Devant les assassinats, la réponse des fonctionnaires a été insuffisante et misogyne et dans de nombreux cas il y a eu complicité et corruption.
Est-ce que nous exagérons ?
Une commission d’experts internationaux des Nations unies a élaboré un rapport qui montre l’inefficacité des autorités mexicaines dans les enquêtes sur ces cas [2]. Une de ses principales constatations, qui coïncide avec celle de la Commission interaméricaine des droits humains [3], est que le climat de violence et d’impunité dans lequel vit Ciudad Juárez provient des autorités elles-mêmes qui ne mènent pas des enquêtes sérieuses.
Le cercle de l’impunité commence lorsque les autorités ne prennent pas au sérieux les plaintes pour disparition déposées par les familles : très souvent on leur suggère que la victime est sans doute partie avec un petit ami et qu’elle reviendra bientôt.
Après la découverte de plusieurs cadavres, de hautes autorités ont déclaré devant la presse que les victimes portaient des mini jupes, sortaient danser, qu’elles étaient des filles faciles ou des prostituées. Des autorités de Chihuahua ont déclaré : « il est important de noter que quelques-unes des victimes ont des attitudes et des conduites qui ne sont pas conformes à l’ordre moral, lorsqu’elles se rendent, avec une fréquence anormale et très tard dans la nuit, dans des lieux de divertissements qui souvent ne conviennent pas à leur âge » [4].
Les experts ont constaté que lorsqu’on découvrait un cadavre, on ne protégeait pas comme il le fallait le lieu où il avait été trouvé, qu’on ne recueillait pas correctement des indices qui, de plus, n’étaient pas soumis aux démarches minimales requises pour obtenir de l’information et parvenir à la vérité.
De la lecture des dossiers se dégageaient quelques pistes qui ne furent jamais étudiées, par exemple le fait que plusieurs victimes étudiaient dans la même école d’informatique ou travaillaient dans la même maquiladora. On n’a pas non plus interroger des témoins clés et des personnes de l’entourage de la victime - amis, membres de la famille ou « amoureux » - qui auraient pu fournir des informations intéressantes. En général, on n’a pas utilisé tous les moyens qu’offre actuellement la science pour obtenir des éléments objectifs de preuve et beaucoup de dossiers ne comportaient guère plus que quelques pages.
A part les lenteurs injustifiées dans les procès, on a aussi constaté de graves abus dans l’utilisation des preuves par les juges. L’ordre de détention de l’Egyptien Omar Latif Sharif - un des deux seuls condamnés pour les meurtres en série - s’est basé uniquement sur sa mise en cause par ses co-prévenus dans des déclarations initiales qui ensuite ne furent pas confirmées devant le juge. Ceux-ci faisaient allusion à diverses femmes violées et assassinées, mais ne mentionnaient pas l’homicide qu’on imputait à Latif Sharif.
Pour justifier l’incarcération, la juge a déclaré que, puisque l’inculpé était accusé par ses co-prévenus pour l’homicide de plusieurs autres femmes, « il n’était pas étonnant qu’il ait fait la même chose avec celle aujourd’hui défunte » [5].
Mais il y a pire encore. Dans tous les dossiers d’enquête examinés par la mission des Nations unies, un même schéma se répète : dans leur déclaration devant la police les inculpés avouent les crimes qui leur sont imputés ; ensuite, devant le tribunal, ils ne les confirment pas et ils déclarent avoir été maltraités et torturés par les agents de police pour les obliger à « avouer ». Cependant les juges repoussent d’emblée ces accusations, n’engagent aucune investigation pour les élucider – bien que dans certains cas elles soient accréditées par des certificats médico-légaux, des photographies et autres types de preuves. Au contraire, ils considèrent ces déclarations et aveux comme preuve pleine et entière dans le procès et les prennent comme base de l’accusation et d’une éventuelle condamnation.
Gustavo Gonzalez, alias La Foca, et Javier Garcia, alias El Cerillo, ont déclaré avoir été torturés pour avouer leur culpabilité dans l’assassinat de huit femmes. Le juge a repoussé leurs accusations sans engager aucune démarche, malgré le rapport du service médical de la prison au moment de leur admission - ce rapport faisait état de brûlures multiples sur les parties génitales - et malgré les photos présentes dans le dossier où l’on pouvait voir clairement les lésions.
En février 2002, l’avocat de La Foca fut assassiné par un commandant de la Police Judiciaire de l’Etat qui déclara qu’il s’était agi d’une confusion. Cette « confusion » n’a jamais donné lieu à une enquête. Un an après, La Foca mourut d’une manière suspecte dans la prison et, en octobre 2004, El Cerillo fut condamné à 50 ans de prison pour les huit assassinats. Un mois plus tard, une ancienne procureur nommée spécialement pour les assassinats de femmes - actuellement mise en examen pour sa négligence dans le traitement de ces cas - déclarait devant le ministère public que les preuves contre ces deux personnes avaient été « fabriquées » sur l’indication du procureur et du sous-procureur de la zone nord de l’Etat. Malgré leur gravité, ces déclarations n’ont donné lieu jusqu’à aujourd’hui à aucune enquête [6].
En attendant des réponses
Après 10 ans d’assassinats, nous avons d’excellents diagnostics sur la problématique à Ciudad Juárez, mais aucune réponse aux questions essentielles : qui a tué ma fille, dans quelles circonstances et pourquoi ?
Devant la pression nationale et internationale, le gouvernement fédéral a nommé diverses autorités pour s’attaquer au problème : entre autres une juridiction spéciale pour enquêter sur les assassinats de femmes, la Commission pour prévenir et éradiquer la violence contre la femme à Ciudad Juárez (créée par le président Fox) ainsi qu’une commission spéciale de la Chambre des députés du Congrès fédéral.
La juridiction spéciale a initié des enquêtes administratives et pénales contre plus de cent fonctionnaires publics pour leur manière frauduleuse ou négligente de mener les enquêtes, mais rien pour les assassinats en série. La Commission pour prévenir et éradiquer la violence contre la femme met en place à Ciudad Juárez des programmes sociaux de reconstruction du tissu social et d’appui à la femme. La commission de la Chambre des députés assure un travail d’accompagnement, d’information et de diffusion. Tout cela est très bien, mais ne touche pas le centre du problème : les procès pénaux.
Ces procès ont été et continuent à être mal instruits. Pourquoi, dans le cadre du travail de ces commissions, ne pas inclure un travail juridique ? Pourquoi n’assigne-t-on pas aux familles des victimes une représentation légale adéquate qui prenne en charge le cas de leur fille, épouse ou mère assassinée ?
Nous espérons qu’il y aura des enquêtes et qu’on sanctionnera d’une manière exemplaire les fonctionnaires publics connus pour leurs manquements et que la situation de la femme à Ciudad Juárez va s’améliorer. Mais nous souhaitons aussi beaucoup que les procès pénaux actuellement en cours se déroulent d’une manière sérieuse, et que les procès oubliés ou clos par manque de preuve ou parce que la victime n’a pas été identifiée soient réouverts pour être soumis à enquête, cette fois de manière professionnelle, en utilisant tous les moyens scientifiques disponibles.
Tant qu’il n’y aura pas de procès pénaux bien conduits qui permettent de savoir ce qui est arrivé aux victimes, pourquoi et qui ont été les responsables, nous continuerons à ne pas comprendre ce qui s’est passé réellement à Ciudad Juárez pendant ces 10 dernières années.
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2820.
– Traduction Dial.
– Source (espagnol) : Ideele (Pérou), mars 2005.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.
[1] Vieille chanson mexicaine, connue dans toute l’Amérique latine.
[2] Rapport de la Commission d’experts internationaux de l’ONU sur la mission à Ciudad Juárez, Mexique : Bureau des Nations unies contre la drogue et le délit, novembre 2003.
[3] Situation des droits humains de la femme à Ciudad Juárez, Mexico : Le droit à ne pas être objet de violence et de discrimination. OEA / Ser.L-V-II.117, document n° 44, 7 mars 2003.
[4] Sous-procureur de justice de l’Etat Zone Nord : « Rapport sur les assassinats de femmes à Ciudad Juárez,Chihuahua 1993-2001 ». Cité par Julia Monarrez Fragoso dans « Feminicidio sexual serial en Ciudad Juarez : 1993-2001 », Debate Feminista, année 13, volume 25, avril 2002.
[5] Rapport de la Commission d’experts internationaux de l’ONU sur la mission à Ciudad Juárez, op. cit.
[6] Conversation téléphonique avec la docteur Lucha Castro, directrice de Justicia para nuestras hijas (Justice pour nos filles), 7 décembre 2004, Bureau mixte du Procureur pour enquêter sur les assassinats de femmes.