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DIAL 2740
BRÉSIL - La culture brésilienne, vue par Gilberto Gil, ministre de la culture
Gilberto Gil
vendredi 16 juillet 2004, mis en ligne par
Lorsqu’il prit possession du poste de ministre de la culture, Gilberto Gil, mondialement connu comme musicien et chanteur, s’exprima sur sa conception de la culture et sur le rôle qu’il attribuait à son ministère. Nous publions ci-dessous quelques extraits de ce discours prononcé le 2 janvier 2003.
Je souhaite que le ministère [1] soit présent dans tous les coins et recoins de notre pays. Je souhaite que cette maison, ici, soit la maison de tous ceux qui pensent et font le Brésil. Que ce soit réellement la maison de la culture brésilienne.
Et ce que j’entends par culture va bien au-delà du cercle restreint et restrictif des conceptions académiques, ou des rites et de la liturgie d’une classe supposée « artistique et intellectuelle ». La culture n’est pas seulement, comme on l’a déjà dit, « une espèce d’ignorance distinguant ceux qui s’appliquent à l’étude ». Ni seulement ce qui se produit dans le champ des formes canonisées par les codes occidentaux, avec leurs hiérarchies suspectes. De même, personne ici ne m’entendra prononcer le mot « folklore ». Les liens entre le concept érudit de « folklore » et la discrimination culturelle sont plus qu’étroits. Intimes. « Folklore », c’est tout ce qui, n’étant pas au nom de son antiquité inscrit dans le panorama de la culture de masse, est produit par un peuple inculte, par des « primitifs contemporains », comme une espèce d’enclave symbolique, historiquement attardée, dans le monde actuel. Les enseignements de Lina Bo Bardi m’ont prévenu définitivement contre ce piège. Le « folklore » n’existe pas ; ce qui existe c’est la culture.
Culture comme tout ce qui, dans l’usage de quoi que ce soit, se manifeste au-delà de sa pure valeur d’usage. Culture comme ce qui, en tout objet que nous produisons, transcende la seule technicité. Culture comme fabrication des symboles d’un peuple. Culture comme ensemble des signes de chaque communauté et de toute la nation. Culture comme la raison de nos actes, la substance de nos gestes, le sens de nos choix de vie.
Dans cette perspective, les actions du ministère de la culture devront être comprises comme des exercices d’anthropologie appliquée. Le ministère doit être comme une lumière qui révèle, dans le passé et dans le présent, les choses et les signes qui ont fait et qui font du Brésil, le Brésil. (...)
Il n’appartient pas à l’Etat de faire la culture mais bien de créer les conditions d’accès universel aux biens symboliques. Il n’appartient pas à l’Etat de faire la culture, mais bien d’établir les conditions nécessaires à la création et à la production des biens culturels, soit manuels soit intellectuels. Il n’appartient pas à l’Etat de faire la culture, mais bien de promouvoir le développement culturel général de la société. Parce que l’accès à la culture est un droit fondamental du citoyen, de même que le droit à l’éducation, à la santé, à la vie dans un milieu sain. Parce que, en investissant dans les conditions de création et de production, nous prendrons une initiative aux conséquences imprévisibles, mais certainement brillantes et profondes vu que la créativité populaire brésilienne, des premiers temps de la colonisation jusqu’à nos jours, fut toujours bien au-delà de ce que permettaient les conditions éducatives, sociales et économiques de notre existence. À vrai dire, l’Etat n’a jamais été à la hauteur du « faire » de notre peuple dans les branches les plus variées du grand arbre de la création symbolique brésilienne.
Il nous faut donc avoir de l’humilité. Mais, en même temps, l’Etat ne doit pas cesser d’agir. Il ne doit pas opter pour l’omission. Il ne doit pas décharger ses épaules de la responsabilité vis-à-vis de la formulation et de l’exécution de politiques publiques en pariant sur des mesures fiscales et en livrant ainsi la politique culturelle aux vents, aux goûts et aux caprices du dieu-marché. Il est clair que les lois et les mécanismes d’incitation fiscale sont de la plus grande importance. Mais le marché n’est pas tout. Il ne le sera jamais. Nous savons bien qu’en matière de culture, comme pour la santé et l’éducation, il faut examiner et corriger les distorsions inhérentes à la logique du marché, laquelle est toujours régie, en dernière analyse, par la loi du plus fort. Nous savons qu’il faut, souvent, aller au-delà du résultat immédiat, d’une vision à courte vue, de l’étroitesse d’esprit, des insuffisances et même de l’ignorance des agents du marché. Nous savons qu’il faut remédier à nos grandes carences fondamentales. (…)
Je pense, par ailleurs, que le président Lula a raison de dire qu’il ne faut pas mettre la vague actuelle de violence, qui menace de détruire les valeurs essentielles de formation de notre peuple, seulement sur le compte de la pauvreté. (…)
Nous avons toujours eu de la pauvreté au Brésil, mais jamais la violence ne fut aussi grande qu’aujourd’hui. Et cette violence vient des inégalités sociales. Alors même que nous savons que ce qui a augmenté au Brésil durant ces dernières décennies, ce ne fut pas exactement la pauvreté ou la misère. Même si la pauvreté a un peu diminué, comme le montrent les statistiques. Mais, en même temps, le Brésil est devenu un des pays les plus inégalitaires du monde. Un pays qui possède peut-être la pire répartition des revenus sur la planète. Et c’est ce scandale social qui explique, à la base, le caractère que la violence urbaine a atteint récemment parmi nous, jusqu’à submerger même les valeurs de l’ancien banditisme brésilien.
Ou le Brésil en finira avec la violence ou la violence en finira avec le Brésil. Le Brésil ne peut continuer à être synonyme d’une aventure généreuse mais sans cesse interrompue. Ou d’une aventure solidaire de façon purement nominale. Il ne peut continuer à être, comme le disait Oswald de Andrade, un pays d’esclaves qui craignent d’être des hommes libres. Il nous faut achever la construction de la nation. Incorporer les secteurs exclus. Réduire les inégalités qui nous tourmentent. Sinon nous ne pourrons récupérer notre dignité à l’intérieur ni nous affirmer pleinement dans le monde. Comment soutenir le message que nous avons à donner à la planète en tant que nation qui s’est donné l’idéal le plus élevé qu’une collectivité puisse se proposer à elle-même : idéal de convivialité et de tolérance, de coexistence d’êtres et de langages multiples et divers, de vie commune dans la différence et même la contradiction. Et la fonction de la culture, dans ce processus, n’est pas seulement tactique ou stratégique ; il est central : contribuer objectivement à dépasser les inégalités sociales en défendant toujours la pleine réalisation de l’humain.
La multiplicité culturelle du Brésil est un fait. Paradoxalement, notre unité de culture, unité de base, enveloppante et profonde aussi. À vrai dire, nous pouvons même dire que la diversité interne est, aujourd’hui, un de nos traits identitaires les plus évidents. C’est ce qui fait qu’un habitant d’une favela de Rio, lié à la samba et au macumba, et un caboclo [2] d’Amazonie, s’adonnant aux carimbos et aux encantados, se sentent et, de fait, sont également brésiliens. Comme l’a bien dit Agostinho da Silva, le Brésil n’est pas le pays de ceci ou de cela mais le pays de ceci et de cela. Nous sommes un peuple métissé qui marche au long des siècles, créant une culture essentiellement syncrétique. Une culture diversifiée, plurielle, mais qui est comme un verbe conjugué par des personnes diverses, en temps et modes distincts. Et, en même temps, cette culture est une : culture tropicale syncrétique tissée à l’abri et à la lumière de la langue portugaise. (…)
S’il y a aujourd’hui deux choses qui attirent irrésistiblement l’attention, l’intelligence et la sensibilité internationales pour le Brésil, l’une est l’Amazonie, avec sa biodiversité et l’autre est la culture brésilienne avec sa sémiodiversité. Le Brésil apparaît ici, avec ses diasporas et ses mélanges, comme un émetteur de messages nouveaux dans le contexte de la mondialisation.
En lien avec le ministère des relations extérieures, nous avons à penser, modeler et insérer l’image du Brésil dans le monde. Nous avons à nous positionner stratégiquement dans le champ magnétique du gouvernement Lula avec son enthousiasme pour l’affirmation de l’importance du Brésil sur la scène internationale. Et surtout, nous devons savoir quel message le Brésil, en tant qu’exemple de vie commune entre gens opposés et de patience avec l’autre différent, doit donner au monde en un moment où discours féroces et standards belliqueux se font entendre sur la planète. Nous savons que les guerres sont provoquées presque toujours par des intérêts économiques. Mais pas seulement. Elles se dessinent aussi dans les sphères de l’intolérance et du fanatisme. Et ici, le Brésil peut donner des leçons contrairement à ce que prétendent certains représentants d’institutions internationales. (…)
Ici, ce sera un espace pour expérimenter de nouvelles directions. L’espace ouvert à la créativité populaire et aux nouveaux langages. L’espace disponible pour l’aventure et l’audace. L’espace de la mémoire et de l’invention...
– Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2740.
– Traduction Dial.
– Source : portugais
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