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DIAL 3570

ARGENTINE - De l’esclavage à la souveraineté alimentaire, seconde partie

Maxi Goldschmidt

jeudi 11 mars 2021, mis en ligne par Dial

Ce texte de Maxi Goldschmidt qui décrit le quotidien d’une exploitation agroécologique près de Luján, dans la province de Buenos Aires, publié par l’Agence Tierra Viva le 29 octobre 2020, nous donne l’occasion de continuer à explorer les liens entre accès à la terre et autonomie. La première partie de cet article a été publiée dans le numéro de février.


« Ici, personne ne sait lire ni écrire »

Gustavo Manfredi est le prof. C’est ainsi que l’appellent ceux qu’il rencontre dans la colonie. Ils lui font des blagues, lui sourient. Avec la complicité respectueuse que l’on ressent pour un maître affectionné. Un après-midi, il y a quatre ans, Gustavo est venu acheter des légumes. Il a été reçu par Franz qui, tandis qu’il ramassait blettes et poireaux dans son verger, lui demanda :

– Quelle est votre profession ?
– Enseignant.
– Ah, ici personne ne sait lire ni écrire.

Après quelques secondes de silence, Franz demanda, sans illusion :
– Est-ce que vous feriez cours ?
– Oui, bien sûr.
– Mais vous allez nous demander combien ?
– Rien du tout. Je suis en train de créer un jardin potage. Si vous voulez bien me donner un coup de main, on pourrait partager nos savoirs.

À partir de ce moment-là, pendant des mois, Gustavo s’est rendu chez les gens pour faire le point sur le niveau d’éducation de chaque famille. Et un beau jour, un vendredi à sept heures du soir, l’atelier d’alphabétisation a commencé à fonctionner.

« J’avais milité au Front (Darío Santillán) et j’avais donné des ateliers dans des villas », raconte Gustavo. « C’est pour ça que, en arrivant, j’ai été surpris de voir que 15 personnes, bien à l’heure, m’attendaient. Dans les quartiers, cela ne se passe généralement pas comme ça, il faut aller chercher les gens une maison après l’autre. Et en plus, à la fin du premier cours, plusieurs m’ont dit : donne-moi des devoirs. » À la fin de l’année, il a préparé une cérémonie au cours de laquelle il a remis les diplômes qu’il avait imprimés chez lui.

Reconnaissants, les élèves – avec parmi eux Don Velázquez, de 70 ans – voulaient non seulement continuer à étudier mais aussi obtenir un diplôme qui soit reconnu. C’est ainsi qu’a été conclu en 2017 un accord avec la municipalité de Luján et le ministère de l’éducation de la province de Buenos Aires pour créer une extension de l’école primaire. Une enseignante (Lucía Navarro) a été nommée qui, aux côtés de Gustavo, a appris à lire et écrire à presque toute la colonie. Yeli Navarro fut la première diplômée.

En 2019 on ouvrit une section d’enseignement secondaire. Au terme d’une nouvelle longue bataille bureaucratique l’an passé, elle a été reconnue comme l’une des rares écoles du pays à offrir une formation professionnelle spécialisée en agriculture agroécologique.

« Maintenant, notre nouveau rêve est de créer une université paysanne », dit Franz, l’une des 20 et quelques personnes arrivées dans cette colonie sans savoir lire ni écrire et qui aujourd’hui continuent d’étudier. « Avant, c’était plus difficile de défendre nos droits ; quelqu’un arrivait avec un papier signé et on n’avait plus qu’à baisser la tête. »

Mes enfants ne seront pas des esclaves

Yeli Navarro s’éloigne de quelques mètres du hangar où Yofre est en train de souder une porte de grange. Le Magasin sera inauguré dans quelques jours. Yeli fera partie des responsables, comme membre de l’équipe de commercialisation, à laquelle participe également Gustavo le professeur. Tous se rappellent la cérémonie de remise du diplôme de Yeli : l’hymne bolivien, avec un whipala flottant au vent à côté d’un drapeau argentin.

Yeli parle d’une voix douce et sourit beaucoup. Kiara, sa fille de cinq ans, se colle à elle et lui demande en chuchotant de lui arranger les cheveux. Yeli lui confectionne une tresse puis la petite s’échappe en courant.

Quelques semaines plus tôt, Kiara a fêté son anniversaire pour la deuxième fois, ce que sa mère n’a jamais pu faire.

– Mes enfants ne seront pas des esclaves comme je l’ai été.

Yeli explique que, peu après son arrivée à la colonie, elle s’est rendu compte de la vie qu’elle menait. Elle est née à Tarija, en Bolivie. Elle a onze frères. Ses parents ne pouvant pas subvenir à leurs besoins, elle a commencé à travailler aux champs à l’âge de six ans. Elle marchait une heure pour aller au collège. Elle l’a quitté à 14 ans quand elle est parti pour l’Argentine pour ramasser des fraises avec une sœur de 21 ans. Elles partageaient une pièce avec son beau-frère. Puis elle a déménagé à La Plata et s’est mariée ; elle et son mari travaillaient comme métayers, tâcherons ou ouvriers agricoles. Les mois de grossesse ont été les pires. « En permanence je souffrais des produits chimiques qu’on épandait. Maux de tête, vertiges, vomissements. Les jours où il faisait chaud, on rentrait dans les serres et il fallait sortir au bout de quelques minutes parce que ce n’était pas supportable. »

Les nombreuses journées où elle ne pouvait pas laisser Kiara à garder, elle devait l’emmener avec elle sur son lieu de travail. C’est ce qu’elle raconte avec douleur, se souvenant de ces journées de plus de 12 heures, payées chacune 60 pesos, ou, au mieux, à un salaire mensuel de 3 000 « qui suffisait à peine à acheter des couches et du lait ». Yeli a un autre enfant, Baltazar, de quatre ans, qui n’a pratiquement connu que la colonie.

« Maintenant je passe plus de temps avec eux, je suis plus libre. Ici, chacun travaille les heures qu’il veut, il n’y a pas de patron. Nous avons notre parcelle, les enfants vont à l’école et peuvent jouer partout. Avant, j’étais une esclave et je ne m’en rendais pas compte », répète Yeli, qui a terminé sa maison il y a quelques semaines.

« Je passais mes journées à pulvériser »

Aux branches d’un arbuste sont suspendues deux paires de baskets sans lacets, des petites bottes roses et deux paires de Crocs noires. Tout près, un gamin d’environ dix ans joue dans un autre arbre tel un petit singe. À la vue de la caméra, Kevin Perales Torres descend à terre. Il porte un tee-shirt de l’homme-araignée et des Crocs noires. Il dit que la vie lui plaît ici parce qu’il y a beaucoup d’arbres, un terrain de foot, et parce qu’il peut faire du vélo.

Isaías Reyes, de 29 ans, est le cousin de Kevin. Il tire une brouette remplie d’épinards et de roquette. Il s’arrête devant un robinet. Isaías est arrivé à la colonie il y a deux ans avec sa femme enceinte. Aujourd’hui, leur fils a un peu plus d’un an.

« Avoir du temps », c’est ce qui lui plaît le plus dans sa nouvelle vie. « Là-bas, si tu veux gagner un peu d’argent, tu dois travailler 12 heures par jour. » « Là-bas », c’est-à-dire dans les fermes de City Bell, où il prenait soin des fleurs, triant boutons et mauvaises herbes. Il revêtait une combinaison intégrale et un casque. Malgré cela, il souffrait toujours de maux de tête.

– Je passais mes journées à pulvériser. Quand j’enlevais la combinaison, j’avais le bras couvert de poison.

Il dit cela en nettoyant ses épinards à l’aide d’un tuyau. Aujourd’hui, c’est jour de mise en sacs. Ce matin, il a semé du maïs et des courgettes. Sa main devient plus sûre, mais il a eu du mal à apprendre l’agroécologie. Depuis l’âge de douze ans, il s’occupait de « traiter » les cultures.

La bio-usine, laboratoire de l’agroécologie

Il a suffi de quelques jours de travail collectif pour sortir les arbres qui poussaient dans l’une des constructions abandonnées encore debout, avant de la couvrir d’une toile noire en guise de toit. C’est là où se trouve la bio-usine, hangar sans portes ni fenêtres, où un morceau de carton cloué au mur fait office de tableau, sur lequel les gens écrivent avec des fragments de bois brûlé.

– Sont arrivées deux personnes de plus pour travailler, dit Mauro, une joue gonflée de coca, tee-shirt bleu, espadrilles, téléphone portable dépassant de la poche du pantalon. Mauro Fernández est chargé de donner l’atelier du COTEPO, le bureau de conseil technique populaire de l’UTT, qui transmet oralement et au fil de la pratique quotidienne les connaissances de l’agroécologie.

Dans la bio-usine de Luján, des ateliers se tiennent tous les jeudis. Celui d’aujourd’hui porte sur la mise en sacs de bocashi et, pour la première fois, sur le filtrage du purin.

Le bocashi est un engrais organique que l’on obtient en mélangeant de la terre, une couche de fumier de vache, de poulet ou de chèvre, de la cendre, de la levure, de feuilles mortes recueillies par terre dans les bois, de la balle de riz et de l’eau.

« L’odeur que l’on sent provient du fumier de chèvre », dit Don Flores, vieil homme tout ridé vêtu d’un gilet élimé, d’un tee-shirt turquoise et d’une casquette bleue. « C’est ce qui assure l’apport de minéraux », explique-t-il en plongeant les mains dans la terre chaude. Il invite les personnes présentes à vérifier la température.

Don Flores se prénomme Primitivo, c’est l’aîné de la classe. Il a 62 ans. À son côté, haute comme la pelle qui lui sert de cheval, joue Kiara, âgée de cinq ans. Tous réunis, ils observent avec attention et apprennent par la pratique : Jessica (20 ans), Daniela (21), Ivan (21), Fernando (14), Gabriel (24), Luciana (36) et Margarita (22) – cette dernière se tient un peu à l’écart tenant un caniche blanc dans les bras.

– Qui a des sacs à oignons ? C’est pour filtrer le purin.
– De la tulle, ça peut aller ?
– Oui, ça marche aussi.

Depuis 15 jours, ils mélangent 200 litres d’eau avec environ 20 kilos d’oignon haché finement. Le mélange est remué quotidiennement. Aujourd’hui, il s’agit de le filtrer et de le mettre en bouteille.

« On doit s’en servir comme répulsif. C’est pour éloigner les insectes, et non pas pour les tuer parce que, comme tout, ils font partie de la nature. Il faut chercher un équilibre et voir comment on pourrait travailler avec ces bestioles sans qu’elles nous nuisent. S’il y a des bêtes, c’est que la production est saine. Cela veut dire que la terre est saine. Le sol vivant est la base de l’agroécologie, il en sort des aliments riches en vitamines et en nutriments, dit Mauro, en montrant les bacs de purin d’ortie et de feuilles de margousier, également en cours de fermentation et qui servent d’engrais, de fertilisant et de répulsif naturel.

« Kevin », voilà ce qui est écrit à l’encre de Chine sur l’avant-bras du jeune homme en train de verser le contenu d’un bidon dans un seau blanc. Sa copine, jeune elle aussi, timide et silencieuse, tient en place l’entonnoir fabriqué avec une bouteille de boisson gazeuse. Les yeux de Kevin, qui est à peine plus grand que le bidon, suivent l’opération de très près.

– C’est ça, l’agroécologie. L’arbre ne doit pas mourir. Il est très important d’associer les enfants, les familles. Sans cela, ce n’est pas de l’agroécologie.

D’une poubelle bleu sort un tuyau relié à une bouteille de Coca Cola. « C’est un biol, pour les racines et la croissance des plantes », dit Mauro, avant de décrire la préparation, mélange de chlorure de calcium et de sulfate de magnésium. Il explique le procédé, qui demeure toutefois un peu obscur pour l’assistance.

– Pour dire les choses autrement – que les journalistes me pardonnent –, imaginons que la poubelle représente le ventre et la bouteille le derrière. La préparation produit des pets qui sortent par le tuyau.

Cela fait sourire Mauro, qui demande à Daniela de rapporter un sac à oignons pour le filtrage du purin si elle va chez elle et, si elle peut, de passer chez lui pour prendre un seau qu’il a laissé à côté du poulailler. La fille part en courant et revient deux secondes plus tard.

– Je prends le vélo.

Et la voilà qui disparaît dans le bois d’acacias, d’eucalyptus et…

– Qu’est-ce que c’est, cet arbre vert ?
– Un troène.

Don Flores répond à Jessica, pendant que Mauro demande à voix haute : « Qui est volontaire pour tourner une petite vidéo et l’envoyer au COTEPO ?

Les activités sont diffusées au sein d’un groupe WhatsApp pour que les producteurs du reste du pays voient en direct comment leurs collègues travaillent et pour qu’ainsi ils apprennent et se corrigent entre eux.

« On a été aveugles tellement longtemps, faisant mal les choses sans reprendre le flambeau de nos parents et grands-parents. Ce qui est bien aujourd’hui, c’est qu’on se rappelle ce qui fait notre culture, nous partageons les enseignements de nos aînés, notre savoir vient de là. Avant, il n’y avait pas de produits chimiques. Et il faut dire au producteur qu’on peut s’en passer. On peut revenir à des années en arrière, à ce que tout soit naturel. Prendre le temps, arrêter de gâcher notre vie pour que d’autres s’enrichissent », dit Mauro, âgé de 37 ans et dont le travail, depuis ses 11 ans, a consiste à vaporiser des pesticides : « J’en avais partout sur le corps, j’étais obligé. J’étais petit, et il fallait obéir. »

Mauro rêve qu’il y ait plus de colonies comme celle-ci dans tout le pays, et que l’on soutienne les différents projets qu’ils présentent. Comme plusieurs de ses collègues, il insiste sur le fait qu’il ne veut pas qu’on lui fasse cadeau de la terre. En revanche, il veut qu’on lui accorde des prêts subventionnés pour qu’il puisse produire. « Tu travaillais comme un esclave parce que tu étais obligé à cause des frais. La nuit, tu ne dormais pas ; on te disait que tu allais te reposer, mais c’était faux parce que, une fois que tu avais fermé les yeux, tu te demandais comment tu allais payer telle chose, et telle autre. C’était une exploitation physique et mentale. C’est beaucoup de stress, et il y a tellement de producteurs qui mènent cette vie. D’où l’intérêt de l’agroécologie, pour sortir davantage de collègues de l’esclavage. »

« J’ai vu beaucoup de camarades mourir empoisonnés »

La porte d’entrée de sa maison se trouve entre deux racines géantes. On appelle cet arbre le « toujours vert », dit Yufra, vêtu d’un tee-shirt blanc avec la photo de Dylan et Emanuel, ses petits-fils souriants et en tenue de footballeurs. Sur le tee-shirt blanc, renflé au niveau du ventre, une fourmi noire se promène, juste à la hauteur des chaussures sur la photo. Yufra ne s’en rend pas compte ou n’en a cure, et fait signe d’entrer. Deux chiots dorment sur des sacs en toile de jute contenant du maïs. Un autre mordille un épi. Une autre se gratte. Francesca, la mère, au poil noir et blanc, cherche à se débarrasser de deux autres chiots accrochés à ses mamelles.

Emeldo Yufra, âgée de 64 ans, mouvements lents et barbe clairsemée, est la personne la plus demandée de la colonie. Il sait tout faire, menuiserie, ferronnerie, électricité, mécanique, plomberie. « J’ai appris en regardant et en aidant les autres », déclare-t-il, fier de montrer quelques-unes de ses inventions maison : une houe, un râteau et une bineuse, qui sert à tracer des sillons dans la terre et qu’il a assemblé avec un bout de fer soudé à une roue de poussette. « La moindre ferraille peut servir », dit-il tandis que sa femme fait une grimace de réprobation. La moitié du devant de la maison est occupée par des tas de morceaux de fer rouillés de toutes les tailles et de toutes les formes.

Yufra a commencé à travailler à 14 ans. Il a parcouru le pays comme emballeur de fruits, ouvrier saisonnier, intermédiaire, avant de se consacrer à la ferme. Entre les deux, il a travaillé 20 ans comme conducteur de tracteur « pour un gringo qui, un beau jour, a loué sa ferme et m’a laissé sur le carreau ». Un après-midi qu’il conduisait le tracteur, Yufra a été empoisonné.

– J’étais en train de traiter contre les vers et le vent a rabattu le nuage de pesticide sur moi.

Yufra a perdu connaissance. Il est resté plusieurs jours à l’hôpital sans pouvoir respirer et, depuis lors, il suffit qu’il sente qu’une fumigation est en cours dans les environs pour que ses lèvres se retrouvent toutes engourdies. Il raconte qu’au début on utilisait uniquement du Manzanate, du Cisne azul [Cygne bleu] et une petite bouteille durait des années. Mais ensuite sont apparus de plus en plus de produits chimiques.

– J’ai vu beaucoup de camarades mourir empoisonnés.

L’agroécologie, cette liberté

Un jeune dans la vingtaine soulève une bâche. Au-dessous, impeccable, son rêve : une Fiat 600 rouge aux vitres teintées. Il l’a achetée avec le fruit de la dernière récolte, qui a permis à d’autres membres de la colonie de s’offrir une camionnette ou une première serre. Le jeune met la voiture en marche et roule doucement, suivi de son chien. Il disparaît sur le chemin qui traverse une forêt de maisons vétustes, faites de bois et de bâches plastiques, d’autres sont en ruine, sans cadres de portes ni de fenêtres, au toit percé ou inexistant, et à l’intérieur desquelles poussent arbres et herbes folles.

Certaines peuvent être récupérées, et le sont. D’autres restent à l’abandon et de nouvelles sont construites, mais lentement, en bois. Le logement demeure un grave problème dans la colonie, où six familles vivent depuis cinq ans dans le vieil et froid bâtiment de l’ancien institut Ramayón. Les autres construisent leurs maisons comme elles peuvent. Quelques semaines plus tôt, un accord a été signé avec différents ministères pour un programme de logement.

« Mon rêve est de vivre ici, de mourir ici et de voir mes enfants ici ; bref, qu’on ne nous chasse pas de chez nous. Je ne veux plus connaître ce qu’on a connu », dit Rosalía qui, il y a cinq ans, a cessé de faire partie des 80% de producteurs de denrées alimentaires destinées à la consommation humaine qui doivent louer les terres en Argentine.

« On a commencé par monter un hangar avec un rouleau de plastique, des poteaux, etc. On venait ici pour rester. On venait pour mettre les mains dans la terre et la cultiver. C’était notre but. On est arrivé et on a commencé simplement à retourner la terre et à déboiser parce qu’il y avait énormément d’arbres », raconte Franz sur ce 20 avril 2015, quand ils ont décidé de s’installer sur ces terres du domaine public abandonnées qu’on leur promettait depuis des années au ministère du développement et de l’agriculture de la province de Buenos Aires. « Il manquait toujours un papier, une signature, et les années passaient. Et un beau jour on n’a plus supporté, on en a eu assez de l’esclavage et des promesses. Depuis ce jour, on vit ici. »

Désapprendre l’esclavage

– Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demande Franz en fouillant avec son outil dans un trou creusé à proximité d’un sillon.
– Une fourmilière.

La réponse lui vient de Nora Castillo, que l’on aperçoit accroupie sous un chapeau à large bord. Elle porte des baskets bleues à lacets rouges toutes boueuses. Elle se redresse en expliquant qu’elle a jeté au loin du riz et des écorces d’orange pour que les fourmis changent d’endroit. Elle raconte qu’elle est arrivée à la colonie il y a trois ans avec son mari, tout comme deux de leurs filles qui travaillent également sur un terrain d’un hectare avec leurs conjoints.

« Les légumes traités avec des produits chimiques sont plus fragiles. Ils poussent tout de suite. Ceux sans produits chimiques sont plus rustiques mais ils ont plus de goût, le goût d’avant », indique Nora. Elle est allée dernièrement à La Plata pour rendre visite à des connaissances qui lui ont servi une salade de laitue et de tomate qu’elle n’a pu avaler.

« Avant, je ne me rendais pas compte. Je respirais, touchais et mangeais du poison, et je produisais des légumes très beaux à voir mais bourrés de poison. Maintenant, on fait attention à notre santé et à celle des consommateurs. Et à l’environnement. Les gens qui achètent ici ne veulent plus aller chez les marchands de légumes. »

Nora s’agenouille et plonge les mains dans la terre, la retourne. Apparaît soudain un ver qui avance en mouvements saccadés. « Quand il y a des vers, il y a de la vie ; c’est que la terre est vivante, sans pesticides. » Nora raconte qu’elle n’a eu aucun mal à apprendre l’agroécologie, parce que c’était ce que faisaient ses parents et grands-parents. Mais elle a eu du mal à parler. « Avant, je voyais des gens et je m’en allais, mais, avec l’UTT, j’ai beaucoup appris. On a suivi beaucoup de cours et de formations. On a appris à défendre nos droits en tant qu’immigrants. On a appris à lire. On a appris, ou on est en train d’apprendre, à sortir de l’esclavage. »


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3570.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : Agencia Tierra Viva, 29 octobre 2020.

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