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DIAL 3673

COLOMBIE - Yolanda Perea : une vie entre la guerre, la paix et la résistance

Florencia Pagola

mardi 24 octobre 2023, mis en ligne par Dial

Depuis les accords de paix en septembre 2016, DIAL a souvent attiré l’attention sur la hausse des assassinats de leaders sociaux et de militants [1]. Ce portrait de Yolanda Perea nous donne l’occasion d’aller au-delà d’une description générale de la situation et de faire entendre la voix d’une femme impliquée dans les luttes et menacée de mort pour cette raison. Article publié sur le site de la Diaria le 14 juillet 2023.


La leader sociale colombienne, plusieurs fois menacée de mort, raconte son histoire et sa façon de représenter les plus de huit millions de victimes qu’a laissées le conflit armé dans son pays.

Yolanda Perea est assise dans la salle de conférences d’un hôtel de Cali, en Colombie. Tout en écoutant attentivement les militantes et défenseures des droits humains d’Amérique latine et d’Europe réunies ici, elle surveille du coin de l’œil sa fille Emma, la benjamine de ses quatre enfants, qui se promène dans la salle. D’ascendance africaine, leader sociale, défenseure des droits humains, étudiante en droit, cheffe de famille, elle échappe à la mort et à la guerre, ce qui est la même chose, depuis l’âge de 11 ans.

Elle porte de grandes tresses et ses cheveux noirs et crépus sont mêlés à des touches de couleur jaune, bleu et rouge, couleurs du drapeau de son pays. Elle porte une longue robe, au-dessous du genou, colorée comme son sourire. Partout où elle va, elle est escortée par deux gardes du corps parce que, comme la plupart des leaders sociaux en Colombie, elle est menacée de mort. Le jour de son dernier anniversaire, elle a reçu à son domicile une boite contenant le cœur d’une vache avec quatre clous enfoncés. Pour Perea comme pour toutes les autres, son histoire a un commencement.

Photo : Vinci Andrés Belalcázar, Wikimedia Commons

Fragments de son histoire

Yolanda Perea est originaire de Riosucio, localité entourée de cours d’eau et de forêts, située au nord du département du Chocó, dans la Colombie occidentale. C’est l’une des régions du pays touchées par le conflit armé interne qui frappe la Colombie depuis 1960. Comme souvent dans les conflits armés, les populations autochtones, d’ascendance africaine et les moins riches sont les plus affectées par la violence, les assassinats et le déplacement forcé.

À onze ans, Perea est violée par un membre des Forces armées révolutionnaires de Colombie, plus connues sous le nom de FARC. Elle en informe sa mère, qui meurt aux mains de ce groupe illégal après qu’elle lui a signalé ce crime. À onze ans, Perea se retrouve privée de sa mère et de son village parce qu’elle a dû fuir, ainsi qu’elle le fera quand, adulte, elle sera menacée de mort. Elle n’a jamais pu refaire sa vie à Riosucio. Perea est une des quelque 37 000 victimes de violence sexuelle causées par le conflit armé dans le pays.

Si ce recensement est celui réalisé par l’Unité des victimes du gouvernement colombien, Perea affirme que le nombre de ces dernières est supérieur, qu’il s’agit d’une « sous-évaluation », parce que « beaucoup d’entre elles ont peur de dénoncer ». Même si le nombre exact des victimes de ce crime contre l’humanité n’est pas encore très clair, les institutions conviennent que les femmes ont été les plus touchées et que, conséquence de la discrimination raciale, la violence a particulièrement affectée les femmes afro-colombiennes.

Dans ce contexte, pour surmonter leur douleur, les femmes victimes de violence sexuelle se sont organisées de différentes manières. Les Tambourinaires du Cauca, groupe de 25 femmes du département du Cauca – une des zones les plus violentes du pays depuis la signature des accords de paix de 2016 – recourent à des séances de chant et de tambour collectives pour surmonter leur douleur et leur vécu traumatique.

De son côté, Perea participe à une campagne nationale lancée en 2019 sous le titre « Enveloppe-moi de ton espérance ». Elle regroupe 40 organisations et plus de 600 personnes ayant subi des violences sexuelles au cours du conflit armé. « Enveloppe-moi est un mécanisme que nous utilisons, nous les victimes, par le biais de l’écriture, du tissage et de la peinture sur toile comme un processus de réparation émotionnelle qui vient de nous », explique l’activiste. « C’est un des meilleurs outils existants pour nous exprimer, nous épancher et, à partir de là, concevoir un projet de vie ».

Pour cela, elles fabriquent des couettes peintes et tissées par les victimes, que Perea déploie avec fierté lors de la rencontre de Cali. « Le plus beau, dans tout ça, c’est que chaque panneau a été peint par une victime », dit-elle toute émue. Avec les couettes, elles cherchent à rendre visible la violence sexuelle, pour que plus personne n’ait à pâtir de ce crime, et pour que celles qui n’ont pas encore dénoncé les faits aient le courage de le faire et ne se sentent pas seules. Les organisations qui participent à la campagne ont acquis un poids politique auprès d’instances comme le Congrès de la République et le Tribunal spécial pour la paix en Colombie. Elles luttent pour que las victimes puissent accéder à une réparation intégrale et aux garanties de non-récidive, ainsi qu’à des procédures de justice et d’établissement de la vérité.

« Construire un pays sans violence prend du temps »

« Je pense que j’avais déjà en moi ce trait de caractère de leader », dit Perea. En effet, durant son enfance, sa mère été à la tête de la collectivité de Pava, à Riosucio, et a tenu le secrétariat du conseil d’action communale. Et Perea voulait être comme sa mère. Mais cette envie de s’engager a surgi au moment où elle a compris que le viol qu’elle avait subi n’était pas de sa faute, pas plus que l’assassinat de sa mère. « Si ma mère a donné sa vie pour moi, je me dois d’être utile à quelque chose, je ne peux pas rester les bras croisés », explique-t-elle.

Aider autrui, dit-elle, est le moyen qu’elle a trouvé de surmonter sa douleur et le poids de ce qui lui est arrivé. Pour cette raison, explique-t-elle, « j’essaie d’être une leader transparente, aimable, sociable et affectueuse. Mais, surtout, j’ai mis de côté ma douleur et ma rage pour penser à un nous. J’ai suivi les pas de leader de ma mère et chaque jour je me lève pour poursuivre mon effort. »

Perea affirme que la situation des leaders sociaux dans son pays est « un désastre », et les chiffres sont là pour le confirmer. Selon des données du Système d’alertes rapides de Colombie, entre 2016 et 2022 ont été assassinés 1 113 leaders sociaux dans le pays. Mais elle dit qu’ils sont plus nombreux que cela et que, concernant l’année 2023, 89 leaders sociaux et défenseurs des droits humains ont été éliminés. Au moment où elle nous parle, elle songe à une éventuelle sortie du pays pendant cinq mois pour préserver sa sécurité et celle de sa famille. Mais, malheureusement, elle sait que ce n’est pas une solution : « Sortir du pays et revenir ensuite, c’est pire parce que, une fois rentrée, je ne bénéficierai plus de mesures de protection. Je vais être plus exposée qu’aujourd’hui. »

La situation d’insécurité s’aggrave pour les femmes cheffes de famille, comme elle, qui doivent aussi veiller à la sécurité de leurs enfants. À cela s’ajoute la précarité car ses moyens de subsistance lui viennent d’un travail d’employée de maison. Perea poursuit son récit : « Ce semestre, je n’ai pas étudié, et je ne sais pas ce qui va se passer durant le prochain. Ce que j’ai vécu durant le conflit armé a altéré mes capacités de lecture et écriture. Parfois je ne comprends rien, d’autres fois j’oublie tout. Pour un discours, je dois me coucher très tard, pour ne pas avoir à le lire je l’apprends par cœur. »

Face à ces conditions de vie des leaders sociaux en Colombie, Perea réfléchit à deux actions de base qui devraient être entreprises par le gouvernement actuel du président Gustavo Petro. Premièrement, il faudrait qu’il se prononce sur la situation et qu’il prenne des mesures de prévention dans les territoires. « Le silence est parfois vu comme de la complicité parce qu’il ne fait rien », assure-t-elle. Deuxièmement, il faudrait qu’il s’adresse à la communauté internationale pour qu’elle comprenne que le conflit armé n’est pas encore terminé. Sur ce point, elle explique : « Si on cherche de l’aide à l’extérieur, on dira que le conflit en Colombie a pris fin. Mais nous ne sommes pas en paix, construire un pays sans violence prend du temps. On ne peut pas jouer les aveugles dans un pays où l’on nous prend nos vies. »

Perea, l’une des lauréates du Prix des meilleurs leaders sociaux de Colombie en 2018, se demande pourquoi on continue de violenter les dirigeants sociaux dans son pays : « Ils nous menacent parce qu’ils ont peur de notre parole, qui est une arme pour construire la paix et la vie. » À un moment de la conversation, elle se demande aussi si cet effort vaut la peine. « Je n’ai pas de salaire, je n’ai pas de logement, ma vie et celle de ma famille sont en péril. Certains me disent : “Yolanda, quelle leader tu fais !” Derrière tout ça, personne ne voit la faim, les nuits blanches, et les rêves qui ne se réalisent pas », ajoute-t-elle. « Mais nous avançons, nous continuons de défendre la vie et de parier sur la paix. Avec la foi dans l’existence d’un dieu qui nous regarde. »

Le renouement ou « je suis parce que nous sommes »

Il est un autre cadre dans lequel la leader sociale du Chocó représente les huit millions de victimes qu’a faites le conflit armé en Colombie : il s’agit de la Table ronde nationale sur la participation effective des victimes. C’est la plus haute instance de représentation des victimes devant le gouvernement national, et elle milite pour l’élaboration et la mise en œuvre de politiques publiques centrées sur leurs besoins et leurs revendications.

Ses membres sont choisis par les victimes-mêmes de manière démocratique par le biais d’un vote populaire et, dans sa dernière période, et pour la première fois de son histoire, une femme a été élue pour la diriger. Eucaris Salas est une leader sociale de la vallée du Magdalena Medio qui représente à la Table ronde les personnes LGBTI+.

« Cette table ronde nationale a été un moyen merveilleux de participer, de faire des propositions, de peser et d’organiser au service de la paix », raconte Perea. Cependant elle dit que pendant cette dernière période la Table ronde a beaucoup perdu de son influence parce que certains de ses membres ont été assassinés. Elle prend l’exemple de la leader sociale Derly Pastrana, tombée sous les balles en juin 2021 et qui participait également à la campagne nationale « Enveloppe-moi de ton espérance ».

En 2020 Perea a aussi été choisie pour intégrer le Comité national de la paix, organe consultatif qui promeut la paix pour la période de l’après-conflit. Elle y est conseillère en représentation des victimes, moyen de contribuer au travail effectué en faveur de la réconciliation, la cohabitation et des garanties de non-récidive, afin d’appliquer les Accords de paix.

En dépit de tout, Perea maintient que l’effort se poursuit : « Nous les victimes avons été les premières à mouiller le maillot en faveur d’une paix imparfaite au lieu d’une guerre permanente. Nous ne vivons pas la guerre à la télévision mais dans notre chair. » Dans son discours, elle revient encore et encore sur l’importance de ne pas oublier les accords de paix, sur l’importance de la vérité restauratrice. Elle parle sans cesse d’un « nous », d’un collectif en résistance. C’est sans doute pour cela que, dans chacune de ses communications, sous forme de message ou de courrier électronique, elle termine par des « salutations de renouement ».


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3673.
 Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
 Source (espagnol) : La diaria, 14 juillet 2023.

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