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DIAL 3728
PÉROU - Deux ans après le coup d’État : la dictature se maintient et les alternatives sont en construction
Pepe Mejía

vendredi 31 janvier 2025, mis en ligne par
Après la destitution par le Congrès et la détention du président péruvien Pedro Castillo le 7 décembre 2022, sa vice-présidente Dina Boluarte est devenue présidente de la République. Elle a violemment réprimé les mobilisations qui ont suivi la destitution et la détention du président élu, déclarant l’état d’urgence le 14 décembre pour 30 jours, ce qui a permis de mobiliser l’armée. Le journaliste péruvien Pepe Mejía dresse un panorama de la situation à 2 ans de la destitution. Article paru sur le site espagnol Poder popular le 4 décembre 2024.
Deux ans après le coup d’État au Pérou, 94% de la population rejettent la présidence de Dina Boluarte. Et pourtant elle reste au pouvoir grâce à son alliance avec le fujimorisme, la droite et l’extrême droite au Congrès, et le soutien des institutions publiques, des grands médias, des organisations patronales et des forces armées.
Rien n’y fait : ni les crimes contre l’humanité commis pendant les mobilisations, ni le scandale de corruption entourant les montres Rolex offertes au gouverneur régional d’Ayacucho, ni le réseau de corruption organisé par son frère, Nicanor Boluarte, pour détourner des fonds publics au profit du parti familial. Malgré l’incapacité flagrante de Boluarte, las élites préfèrent la maintenir au pouvoir, même si son avenir électoral est incertain.
Par ailleurs, Boluarte se maintient au pouvoir grâce à la complicité de la dénommée « communauté internationale », dont l’Union européenne (UE), dans le contexte d’une progression de l’extrême droite en Amérique latine et du triomphe récent de Trump aux États-Unis.
Dans ce contexte, le gouvernement progressiste aux commandes en Espagne n’a pas condamné la dictature, pas plus qu’il n’a fait un geste en faveur des victimes de la répression. Les plus 70 morts enregistrés sous le mandat de Boluarte ne sont pas suffisants pour que le gouvernement de Pedro Sánchez et SUMAR se décident à dénoncer cette dictature corrompue. Le gouvernement progressiste se soucie plus de protéger les intérêts des grandes entreprises espagnoles que la vie des citoyens et citoyennes du Pérou.
Rappelons qu’Amnesty International demande au gouvernement de Pedro Sánchez la conduite d’une enquête indépendante sur l’utilisation des armes espagnoles dans la répression meurtrière de ces manifestations. Le Laboratoire des preuves d’Amnesty International a conclu dans son enquête que pour la répression des manifestations survenues entre décembre 2022 et mars 2023 ont été utilisés des projectiles pour fusils anti-émeutes et des balles en caoutchouc fabriqués par l’entreprise espagnole Maxam Outdoors.
Durant ces deux années de dictature, Dina Boluarte et ses alliés ont pris le contrôle et domestiqué les institutions de l’État – Cour constitutionnelle, Bureau national du médiateur, pouvoir judiciaire, Conseil national de la justice (à partir de janvier 2025), procureur – et ils vont de l’avant avec les organes électoraux. Avec une société brutalisée, un exécutif sous contrôle et un Congrès qui fait office de principal fer de lance, la coalition putschiste aux ordres du fujimorisme avance et déroule le programme de gouvernement qui a perdu les élections en 2021.
Le gouvernement peut massacrer, emprisonner, poursuivre, donner l’assaut à des universités, criminaliser la solidarité et censurer la critique sans conséquences. Les plaintes énoncées dans plus d’une dizaine de rapports d’organismes internationaux n’ont même pas porté atteinte au régime.
L’extrême droite corrompue et assassine a vidé la démocratie de tout son contenu.
Insécurité sociale
Avec Boluarte à la présidence, l’insécurité sociale atteint des niveaux alarmants.
Selon l’Institut national des statistiques et de l’informatique (INEI), pendant le mandat de Pedro Castillo, 27,8% des Péruviens inscrivaient la délinquance parmi les principaux problèmes du pays (deuxième problème derrière la corruption). En 2024, après deux ans de malgouvernement Boluarte, leur proportion atteint 39,4%.
Selon des chiffres officiels, le nombre de cas d’extorsion a grimpé de 4 500 en 2021 à 20 000 en 2023, première année du gouvernement Boluarte.
L’augmentation de la délinquance survient au moment où l’État est réduit à sa plus simple expression et où les pouvoirs publics se soucient davantage de poursuivre l’opposition que les criminels.
Dans ce contexte, la crise de l’insécurité sociale n’a fait l’objet d’aucune réponse de la part des partis politiques démocratiques ni d’organisations comme l’Assemblée nationale populaire (ANP), le Commandement national unitaire de lutte (CNUL) et d’autres, mais un nouvel acteur social a fait son entrée en scène : le Comité des syndicats de transporteurs du Pérou, qui a appelé à quatre grèves des transporteurs en moins de 50 jours (26 septembre, 10 octobre, 23 octobre et 13/14/15 novembre 2024).
C’est ainsi que les transporteurs se sont associés à d’autres secteurs mobilisés contre la dictature. Ce secteur des transporteurs passe pour être une organisation patronale alors qu’en réalité il est traversé par la précarité et le travail informel. À la mobilisation des transporteurs se sont jointes des associations de marchés et de petits commerçants.
Mobilisations et mouvements sociaux
Les organisations sociales se mobilisent aussi par ailleurs. La destitution de Castillo a provoqué le soulèvement social de décembre 2022, janvier, février et mars 2023 avec la mobilisation de milliers de citoyens et citoyennes des régions du Sud andin [1]. Mais à Lima, la capitale, il n’y a pas eu de mobilisations massives. Aujourd’hui, à Lima il y a finalement des mobilisations et les transporteurs en constituent l’un des moteurs.
Après deux années de mobilisations le mouvement social, en dépit des massacres commis dans les régions, poursuit sa résistance et s’organise. En juillet 2023 se mobilisent la Coordination nationale unitaire de lutte (CNUL) et l’Assemblée nationale des peuples (ANP), et fait son apparition la Plateforme pour la démocratie.
Il n’existe pas d’opposition des partis politiques. Mais il en existe une de la part des mouvements populaires. Il y a une distance entre les partis et les mouvements sociaux qui engendre souvent une délégitimation des institutions précaires de l’État.
Bien que toutes les mobilisations s’accordent dans leur rejet du Congrès et de la violence du gouvernement de Dina Boluarte, les principales revendications portent sur la dérogation des lois qui favorisent le crime organisé, ainsi que sur la justice pour les proches endeuillés des victimes du soulèvement social et sur la non-privatisation de l’eau potable.
En dépit des mobilisations, le camp populaire demeure fragmenté, ce qui renforce le régime.
Il faudra voir si les organisations et les partis réussissent à avancer dans l’unité politique, sociale et électorale.
Rapprochements et alliances
Après les mobilisations de novembre on commence à observer des rapprochements, la formation de blocs et le surgissement timide de candidats. Tout cela dans un contexte d’extrême fragmentation.
À l’horizon des élections d’avril 2026, on compte 37 partis inscrits et il n’existe pas d’incitations à la conclusion d’alliances ; au contraire, la loi électorale fait obstacle aux partis qui décident d’unir leurs forces.
À droite, le bloc le plus solide est le fujimorisme. Avec un maigre 13% dans les sondages, la fragmentation des votes lui garantit pratiquement de remporter le second tour de la présidentielle faute d’adversaire.
À l’extrême droite, López Aliaga – maire de Lima, membre de l’Opus Dei et de Rénovation populaire – peut attirer des partis plus petits qui pensent ne pas pouvoir franchir le premier tour. D’autres forces plus traditionnelles, comme l’APRA, Action populaire et le Parti populaire chrétien (PPC), doivent mieux s’organiser et s’emploient à débaucher des personnalités qui leur apportent plus de voix.
Par ailleurs, dans le dénommé « centre démocratique », se trouve le Parti violet qui flirte avec la candidature de l’ex-président Francisco Sagasti, qui a été cadre supérieur de la Banque mondiale et a travaillé avec Velasco Alvarado, Morales Bermúdez et Alan García [2]. S’y ajoutent de nouveaux partis comme Primero La Gente [Le peuple d’abord] qui soutient des personnalités comme Susel Paredes, ancienne secrétaire générale du Parti socialiste, et Marisol Pérez Tello (longtemps membre du Parti populaire chrétien, de droite). Au sein de ce « centre démocratique » on trouve Ahora Nación (La Nation maintenant), mené par Alfonso López Chau, ex-directeur de la Banque centrale de réserve du Pérou et actuel recteur de l’Université d’ingénierie, qui a facilité l’hébergement d’étudiants lors de la deuxième Marche des quatre parties organisée contre Dina Boluarte [3]
À gauche la situation est compliquée. Il n’existe aucune personnalité qui fédère et fasse consensus pour prendre la tête d’une coalition et tout porte à croire que les petites candidatures vont se multiplier.
Des groupements comme Nouveau Pérou et le Mouvement des travailleurs et entrepreneurs (MTEP), associé à la maoïste Patrie rouge, en plus du Syndicat unique des travailleurs de l’éducation du Pérou (SUTEP) en lien étroit avec Patrie rouge et la Centrale générale des travailleurs du Pérou (CGTP), ont pris contact avec López Chau et semblent préférer une alliance de centre gauche.
S’y ajoutent d’autres groupes inscrits. Juntos por el Perú (Ensemble pour le Pérou), où figurent le député et ex-ministre de Castillo, Roberto Sánchez et le député et partisan de Castillo, Guillermo Bermejo, a cherché à se rapprocher de l’ancien militaire et ultra-nationaliste Antauro Humala, bien que l’interdiction récente de son parti change la donne.
Il ne faut pas oublier Pérou libre, qui va très probablement présenter comme candidat à la présidence Vladimir Cerrón, condamné par contumace pour corruption, ou son frère Waldemar, qui partage la présidence du Congrès avec les fujimoristes.
Le camp populaire
Dans le camp populaire se trouvent des organisations qui revendiquent le soulèvement de décembre 2022 : les plateformes Démissionne Dina, Fermez le Congrès, Nouvelle constitution et Liberté/Rendez-nous Pedro Castillo, entre autres groupements en cours d’inscription.
Il existe d’autres entités comme En avant peuple uni (APU). Elle a à sa tête l’ancien premier ministre Aníbal Torres, qui a soutenu la droite d’Action populaire (AP) aux élections de 2021 et qui, alors qu’il était président du Conseil des ministres de Castillo, a fait d’Adolf Hitler un modèle de gouvernement efficace.
Citons également le Mouvement pour l’unité des peuples (MUP) de l’ex-ministre Hernando Cevallos qui est parvenu à un accord avec APU.
Et aussi Tous avec le peuple, projet directement lié à Pedro Castillo. Ce bloc aurait un ancrage territorial particulier dans le sud, ancrage qui pourrait garantir une plateforme suffisante pour passer au second tour en confrontation radicale avec la droite.
En définitive, nous restons sous la botte de la dictature, avec une droite et une extrême droite enhardies et qui avancent dans la construction d’une alternative qui va au-delà du changement de gouvernement. On sent également une montée du mécontentement qui, s’il devait se durcir beaucoup, pourrait entraîner un mouvement violent.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3728.
– Traduction de Gilles Renaud pour Dial.
– Source (espagnol) : Poder popular, 4 décembre 2024.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.
[1] Voir DIAL 3651 - « PÉROU - « Aujourd’hui, il n’est plus possible de faire peur aux paysans en les traitant de terroristes ». Entretien avec la leader étudiante Kelyn Leonela Labra Panocca » – note DIAL.
[2] Respectivement présidents du pays entre 1968 et 1975, 1975 et 1980 et 2006 et 2011 – note DIAL.
[3] La première marche des quatre parties [Cuatro Suyos] avait été organisée les 26, 27 et 28 juillet 2000 pour protester contre la deuxième réélection d’Alberto Fujimori, candidat unique, à la présidence du pays. L’expression fait référence aux quatre parties qui constituaient l’empire inca, Tahuantinsuyo en quechua – note DIAL.