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DIAL 3356

BRÉSIL - Lettre aux amies et amis

Xavier Plassat

mardi 26 janvier 2016, mis en ligne par Dial

Comme chaque année, le dominicain Xavier Plassat [1], membre de la Commission pastorale de la terre (CPT) au Brésil nous a fait parvenir à l’occasion de la fin d’année quelques nouvelles des combats actuels de la CPT.


Aragominas, 28 décembre 2015.

Chers amis, chères amies,

Entre Noël et nouvel an, je viens vous adresser mes meilleurs vœux et vous remercier pour la solidarité et l’amitié qui nous unissent depuis tant d’années. Je termine celle-ci sur les chapeaux de roue, comme le suggère – exagérément – le reporter de Vanity Fair [2], venu partager notre vie quotidienne durant 3 semaines, dans le petit village où je réside depuis bientôt 4 ans (Aragominas, ou « Pé do Morro » : « le bas de la colline »).

Je suis désormais membre actif de la catégorie des retraités, aussi bien pour mes années de France que pour celles… d’outre-mer, mais continuerai encore à servir la Commission pastorale de la terre et particulièrement notre Campagne de lutte contre l’esclavage moderne.

Après plus de 12 années de raisonnable progression, réalisée dans un relatif consensus autour d’objectifs de plus grande inclusion sociale et d’élimination de la grande pauvreté, dans les limites d’un modèle de développement inchangé, le Brésil connaît une tourmente plutôt désespérante : tout parait possible, spécialement la révision de conquêtes essentielles, mises à mal par notre version locale du Tea Party, au milieu d’une débandade quasi générale de la classe politique, touchée au cœur par la révélation interminable de scandales de corruption de gros gabarit.

La politique de lutte contre le travail esclave fait partie de ces conquêtes sous haut risque de retour en arrière : les attaques se centrent sur la définition légale de ce qu’est l’esclavage moderne, un domaine où le Brésil – selon les dires de l’Organisation internationale du travail (OIT) – est en avance sur la communauté internationale, pour avoir su associer, dans sa définition, la défense de la liberté et la défense de la dignité, donnant un sens actuel à la notion classique d’esclavage (qui est « traiter autrui comme une chose »). En cette fin d’année nous sommes passés, au Sénat, tout près d’un vote en catimini qui aurait pu mettre à bas le travail de beaucoup d’années. Une forte mobilisation, pour laquelle nous avons bénéficié de la participation courageuse, emblématique, de Wagner Moura, un acteur brésilien de premier plan (il joue Pablo Escobar dans Narcos, sur Netflix). Mais il y aura bien d’autres manches à gagner avant de pouvoir crier victoire.

Dans l’adversité, nous tentons malgré tout d’avancer : notre Campagne travaille en ce moment à la construction d’un nouveau programme baptisé RAICE (Réseau d’action intégrée pour combattre l’esclavage) qui devrait permettre un saut qualitatif dans le travail de nos équipes dans au moins 4 États du Nord et du Nordeste.

Après plus de 15 ans de longue instruction d’une plainte déposée par la CPT contre le Brésil auprès de l’Organisation des États américains (OEA), nous voici à la veille du jugement, par la Cour inter-américaine des droits humains, du cas connu comme Fazenda Brasil Verde (du nom d’une grosse ferme, où, en dépit de plusieurs opérations d’inspection révélant l’existence de travail esclave, aucune mesure sérieuse n’avait été prise). Par le moyen d’une possible condamnation de l’État brésilien, nous espérons que la sentence de la Cour – dont le siège est à San José de Costa Rica, en Amérique centrale – contribuera à renforcer l’obligation pour le Brésil de mettre en œuvre une politique cohérente de lutte contre l’esclavage moderne. J’irai donc à San José en février. J’en profiterai pour faire une brève escapade à El Salvador, terre de dom Oscar Romero, récemment canonisé pour sa résistance prophétique à la barbarie.

En cette fin d’année notre équipe CPT régionale du Tocantins a dû accompagner plusieurs conflits de terre opposant des familles de paysans établis, parfois de longue date (70 ans !), sur des terres qui sont du domaine public mais que se sont illégalement appropriés – au prix de manœuvres cadastrales ici coutumières – de gros planteurs de soja ou d’eucalyptus. Dans l’un d’eux, le conflit de la Gléba Tauá, nous sommes allés prêter main forte – et néanmoins pacifique – aux familles de paysans, au jour et à l’heure définis pour l’exécution de l’ordre judiciaire d’expulsion. Notre résistance à l’autorité nous a valu d’être détenus pour quelques heures. En revanche, la confusion que nous avons réussi à instaurer sur le terrain [3], dans la parcelle de terre de la première famille – celle de Dona Raimunda, une femme extrêmement combative – à être délogée par la police a amené le commandant de l’opération (un policier militaire) à renoncer à poursuivre l’éviction des autres parcelles (30 au total) : en effet dans cette confusion le commandant de la Police militaire (PM) avait, sans s’en rendre compte, laissé tomber et donc égaré son talkie-walkie. Revenant sur place alors qu’il venait juste de commencer l’expulsion de la parcelle suivante, il a pris sur le fait le bulldozer du fazendeiro en train de démolir la maison de Dona Raimunda, un acte qui, bien qu’habituel en pareille circonstance, ne pouvait être réalisé légalement avant que la police n’ait conclu l’opération d’expulsion. Notre détention provisoire – à bord d’un bus de la PM qui est resté sur place toute la journée – nous a permis d’alimenter en images nos réseaux sociaux, pratiquement en direct. Depuis lors nous avons obtenu une demande formelle de l’État fédéral pour que le procès de la Gléba Tauá, jusqu’ici jugé par la justice locale, soit transféré à la justice fédérale, ce qui doit, entre autres, provoquer l’annulation de l’ordre d’expulsion.

Le monde entier – et la planète qui s’échauffe de tant souffrir de nos agressions – vit des convulsions sévères, angoissantes. D’une manière ou d’une autre, nous sommes tous confrontés, sans échappatoire possible, à la question de notre commune humanité. À commencer par le refus de la barbarie. Chacun d’entre nous devant sa propre porte : ouverte ou fermée ? C’est le moment de nous rappeler que la foi est justement le contraire de la peur. Avec ses 800 années de caminhada, ses hauts et ses bas, l’ordre dominicain auquel je me suis lié depuis bientôt… 45 ans, poursuit sa marche, inspirée par la défense de « tous les droits pour tous » (Bartolomé de Las Casas), décidé à vivre envers et contre tout la joie de l’évangile et à continuer d’annoncer la bonne nouvelle de la libération.

Jubiloso Natal e feliz ano novo !

Abraços,

Xavier


Pour celles et ceux qui souhaitent apporter une aide financière à la CPT, vous pouvez envoyer vos contributions par chèque à l’ordre de « Association CEFAL » en mentionnant au dos « pour Xavier Plassat, CPT Tocantins » à l’adresse : Pôle Amérique latine – CEFAL, Service national de la Mission universelle de l’Église, 58 avenue de Breteuil, 75007 Paris. Vous recevrez en retour une attestation pour déduction fiscale. Nous rappelons que les dons libellés au nom du CEFAL sont déductibles de l’impôt sur le revenu pour 66% de leur montant, dans la limite de 20 % du revenu imposable.


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3356.
 Source (français) : lettre envoyée par l’auteur, 22 décembre 2015.

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