Accueil > Français > Dial, revue mensuelle en ligne > Archives > Années 2010-2019 > Année 2019 > Juillet 2019 > HAÏTI - Va-t-on étouffer les procès PetroCaribe ou les mener à terme ?
DIAL 3502
HAÏTI - Va-t-on étouffer les procès PetroCaribe ou les mener à terme ?
Leslie Péan
mardi 30 juillet 2019, mis en ligne par
Nous avions évoqué dans les Points de repère de mars, les mobilisations en cours contre l’« affaire PetroCaribe ». Cet article de Leslie Péan, économiste et écrivain haïtien, nous donne l’occasion de proposer une analyse plus approfondie de l’affaire. Ce texte a été présenté à la conférence internationale qui s’est tenue à Paris (Bourse départementale de la Seine-Saint-Denis, Bobigny) le 8 et 9 juin 2019 sur les « Luttes contre la corruption en Haïti », autour de l’affaire PetroCaribe. Il a ensuite été soumis par l’auteur à AlterPresse le 21 juin, et publié en ligne, en deux parties, les 23 et 27 juin.
Sous l’empire des lois haïtiennes, le scandale PetroCaribe, du nom d’un mécanisme de crédit, offert par le Venezuela à un groupe des pays de la Caraïbe, est, avant tout et par-dessus tout, un « crime d’État ». Il a été commis, entre 2008 et 2018, par des chefs d’État et de gouvernement, des ministres, des chefs d’entreprises et des dirigeants de banque. Encore une fois, les génies du mal, qui bloquent tout développement en Haïti, ne sont pas restés les bras croisés pour assister au désastre, ils se démènent comme des diables dans des bénitiers pour noyer la vérité. Ainsi, l’irréparable outrage à la morale continue-t-il dans la presse des « marchands de micro », avec un désolant spectacle en matière d’éthique, une plongée infernale dans la décadence et un inqualifiable soutien au crime.
Aujourd’hui, le scandale PetroCaribe suscite d’autant plus d’intérêt que la mécanique des malversations a été actionnée par des complices, disséminés dans au moins quatre pays étrangers : la République dominicaine, le Venezuela, le Panama et les États-Unis d’Amérique. Il est curieux de constater que, sur le plan idéologique, l’escroquerie a eu lieu autant sous des régimes de gauche, du centre que de droite.
Un contrat signé avec un défunt
Suite à des dénonciations de malversations, effectuées dans la presse démocratique locale, deux sénateurs haïtiens, Youri Latortue et Évalière Beauplan, ont commencé à investiguer les irrégularités depuis trois ans, produisant, le 17 août 2016 et le 26 octobre 2017, deux rapports exposant méthodiquement les nombreuses anomalies observées. Ils ont ainsi épluché une douzaine de contrats, signés en 2011 par le gouvernement haïtien avec une première firme, la J & J Construction, dissoute le 27 septembre 2010, et observé qu’un certain nombre de contrats ont été signés sans le certificat de non-objection de la Commission nationale des marchés publics (CNMP).
L’anomalie la plus grave a été la signature d’un contrat par la ministre Florence G. Duperval avec une personne décédée. À ce propos, la deuxième Commission sénatoriale, dirigée par le sénateur Beauplan, déclarait : « Quant au fait que la première Commission lui reprochait d’avoir signé un contrat avec un mort, madame Duperval a répondu qu’elle savait que la personne était décédée, mais comme le contrat se trouvait déjà au ministère, elle l’a signé en pensant que cela ne constituait pas un problème [1]. »
Le rapport de la Commission sénatoriale spéciale d’enquêtes d’octobre 2017 a été présenté au Sénat par les sénateurs Latortue et Beauplan pour adoption. Un important coin du voile était soulevé. Le président Jovenel Moïse était épinglé dans le cadre d’un contrat de fournitures et d’installation de 65 lampadaires dans les localités de Savanette et de Mont-Organisé. Le contrat était signé de gré à gré, le 11 janvier 2013, entre le Bureau de monétisation des programmes d’aide au développement (BMPAD), organisme gérant les fonds PetroCaribe, et la firme COMPHENER S.A., représentée par l’entrepreneur Jovenel Moïse. Ce contrat n’avait pas l’approbation de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSC/CA) et ne bénéficiait pas d’un certificat de non-objection de la CNMP. Le montant du contrat est 4 949 389 gourdes ou 116 058,34 dollars. Ce coût était estimé exorbitant pour 65 lampadaires, du fait que le coût moyen d’un lampadaire est de 76 144 gourdes dans le cadre de ce projet. La surfacturation était constatée, du fait que, dans un projet similaire, le coût moyen du même lampadaire était de moitié.
Se sentant mal à l’aise avec les conclusions du rapport de la Commission sénatoriale spéciale d’enquêtes, le sénateur Joseph Lambert et 17 sénateurs du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK), majoritaire au Sénat, tentent, en février 2018, une manœuvre de diversion pour gagner du temps. Ils votent alors une résolution, demandant à la CSC/CA « d’effectuer une vérification, une analyse et un examen approfondis de la gestion des fonds PetroCaribe, sur la période allant de septembre 2008 à septembre 2016 ». La manœuvre vise à étouffer dans l’œuf l’investigation, en laissant croire que seule la CSC/CA est habilitée à émettre un jugement objectif sur la gestion de PetroCaribe. Lambert agissait ainsi persuadé que cette entité appartenait au monde des ombres (zombis), vu qu’elle n’avait joué jusque-là qu’un rôle décoratif dans le droit administratif haïtien. Contre toute attente, la CSC/CA a pris son rôle au sérieux. La diversion a échoué et l’écran de fumée a été dispersé. La CSC/CA va faire un constat, encore plus accablant que celui qu’elle avait présenté dans son rapport de 2013-2014 [2].
Les divagations et incohérences du pouvoir
L’ampleur de la question PetroCaribe sur le plan national et international rend impossible toute tentative d’étouffement du procès. On ne saurait évoquer un cas de « force majeure » dépénalisant la corruption, comme le veut un projet de loi russe [3]. La corruption, dans l’utilisation des fonds PetroCaribe, a commencé bien avant le séisme du 12 janvier 2010, à un moment où des conditions normales existaient pour le choix des projets et les passations de marchés.
En bravant les interdits, le 14 août 2018, le mouvement Kot kòb Petro karibe a (Où est l’argent de PetroCaribe ?) a pris le relai des protestations, qui avaient commencé bien avant, à la radio et dans les journaux. Par exemple, au lendemain du séisme, nous écrivions en mars 2010 :
« les fonds de PetroCaribe sont gérés par le gouvernement de Préval comme le furent ceux de la Régie du tabac et des allumettes (RTA) sous François et Jean-Claude Duvalier. Ces fonds ne sont pas fiscalisés et dépendent uniquement de la présidence qui les utilise à sa guise. Les dilapidations de la bande à Préval sont connues. Les plus récentes sont les 197 millions de dollars dilapidés en 2008, puis les 163 millions de dollars disparus, en un mois, en 2010, dans des contrats de gré à gré avec des amis du pouvoir [4]. »
Cet article braquait les projecteurs sur des pratiques consacrées dans les deux premières résolutions du 20 septembre 2008 et du 11 février 2010 du projet PetroCaribe et qui allaient se révéler destructrices par la suite. Le désenchantement se profilait déjà, avec un horizon ponctué de magouilles et d’abus.
Dans le cadre de ces opérations, impossibles à justifier, les bandits au pouvoir ont assassiné plusieurs innocents. Robert Marcello, le coordonnateur de la Commission nationale des marchés publics (CNMP), a été enlevé le 12 janvier 2009, tandis qu’Alix Mary Junior Gassant, le directeur d’une firme de construction, a été tué le 24 février 2012. Ils sont connus en Haïti comme les deux premières victimes des dilapidateurs des fonds PetroCaribe [5]. C’est ensuite Klaus Eberwein [6], ancien directeur du Fonds d’assistance économique et sociale (FAES), qui s’est prétendument « suicidé » le 12 juillet 2017, dans un hôtel de Floride, après avoir accepté de témoigner devant la commission du Sénat chargée d’examiner l’utilisation des fonds PetroCaribe. Un autre décès, pour le moins suspect, a été celui de Caroline Estimé [7], chargée du dossier PetroCaribe à la Primature et qui devait aussi témoigner devant cette commission du Sénat. Elle aurait également mis fin à ses jours, en Floride, le 2 août 2018.
Au sujet du FAES , il y a lieu de rappeler qu’il s’agit de l’organisme qui a lessivé 67 millions de dollars pour aider les pauvres, les femmes et les étudiants, visés par les huit programmes sociaux EDE PÈP, qui se sont révélés une extraordinaire arnaque, avec un total de 81 607 bénéficiaires fictifs.
Les relations que les Haïtiens entretiennent entre eux et avec eux-mêmes
Dès le seuil des débats, l’instruction de l’affaire PetroCaribe fait ressortir la nécessité de deux ou plusieurs procès, dans la mesure où l’on ne peut pas contester la compétence de la CSC/CA [8] dans les enquêtes sur ce genre d’infractions. D’abord, on devrait s’attendre à un premier procès, portant sur la malversation, le détournement de fonds publics, le vol et la concussion. Puis, viendrait un deuxième procès, au titre des diverses formes de corruption, prévues par la Loi portant prévention et répression de la corruption [9], à savoir « l’enrichissement illicite, le blanchiment du produit du crime, l’abus de fonction, le pot-de-vin, les commissions illicites, la surfacturation, le trafic d’influence, le népotisme, le délit d’initié, la passation illégale de marchés publics, la prise illicite d’intérêts, l’abus de biens sociaux et tous autres actes, qualifiés comme tels par la loi ».
Par-delà l’ampleur des malversations financières, il est question de symboles et d’un imaginaire collectif, où les supplices les plus horribles et d’autres cruautés du genre passent comme des lettres à la poste. Ainsi, dès le premier procès PetroCaribe, devraient comparaître « tous les ordonnateurs, les ordonnateurs secondaires, les comptables publics, les comptables de deniers publics, les firmes d’exécution et de supervision des projets, les premiers ministres et les ministres impliqués dans des actes de corruption dans la gestion du Fonds PetroCaribe, de 2008 à 2016 » [10].
Une vision anarchique de l’aide publique au développement
Au-delà du détournement des fonds et des méthodes dictatoriales appliquées pour réduire au silence les fonctionnaires désireux de s’acquitter de leurs fonctions dans le respect des normes de bonne gouvernance, il y a lieu de dénoncer ici la conception malsaine des dirigeants de cette période en matière de gestion financière et d’utilisation de l’aide au développement.
Le premier à imprimer la marche à suivre, dans la déliquescence financière, a été René Préval, qui a d’abord pris l’habitude de placer les fonds PetroCaribe dans des instruments non productifs de revenus, puis d’en disposer de façon anarchique. Cette gestion irrationnelle a été poursuivie sous le gouvernement de Michel Martelly (2011-2016), qui a choisi deux tiers des projets financés avec les fonds PetroCaribe. De plus, 56% de ces projets ont alors été exécutés par le ministère des travaux publics, transports et communications (MTPTC) et le ministère de la planification et de la coopération externe (MPCE). La corruption se manifeste déjà, dans toute sa laideur, au niveau de de la répartition, de l’allocation et de l’affectation des ressources.
L’arbitraire des désaffectations
La promotion de l’instruction de l’affaire PetroCaribe ne doit pas consister à examiner uniquement les projets exécutés, mais commencer par étudier d’abord le processus de leurs choix. La corruption pointe dans l’arbitraire avec lequel un projet est choisi par rapport à un autre et souvent sans étude préalable de factibilité. Une étude sur la désaffectation des fonds donnerait un éclairage spécial sur l’arbitraire qui règne dans ce domaine. Par exemple, les fonds de PetroCaribe pour un projet de logements sociaux à la capitale sont désaffectés, d’un revers de main, pour acheter et réhabiliter un hôtel à Jacmel. Mais, quelques années plus tard, il n’y a pas la moindre trace de rénovation d’hôtel et les fonds ont disparu. Un autre cas est la désaffectation de 1 181 246,56 dollars, qui a été effectuée par la résolution du 15 avril 2015 dans le cadre du projet de « Construction d’un pont sur la rivière Haut-du-Cap ». Les prélèvements de ce genre sont légion, surtout au cours du gouvernement de Martelly.
Les résultats des deux audits de la CSC/CA permettent d’organiser « un procès spécifique pour chaque premier ministre, chaque ministre qui n’aurait pas reçu décharge du fait de la gestion du Fonds PetroCaribe, chaque ordonnateur, chaque comptable, contre qui un arrêt de débet sera prononcé [11]. »
Sophisme et irrégularités
L’actualité est bousculée par l’affaire PetroCaribe depuis que l’avocat André Michel a montré en février 2018 qu’il était possible de vivre le rêve de la transparence dans les affaires publiques. Sa persévérance dans l’affrontement à cette dure réalité fait tache d’huile. Et c’est justement pour n’avoir pas voulu battre en retraite que la contestation de l’ordre établi s’est étendue comme une traînée de poudre. À partir du 14 août 2018, avec tweets, hashtags, sit-ins, petites et grandes manifestations, le mouvement de revendication Kot kòb Petro Karibe a (Où est l’argent de PetroCaribe) est devenu national puis international grâce à la stimulation inestimable des réseaux sociaux déclenchée par les Gilbert Mirambeau Jr., Valckensy Dessin dit K-Libr, Gessica Généus et Gaëlle Bien-Aimé. La détermination des jeunes a jeté le désarroi dans la classe politique traditionnelle des chercheurs de pouvoir. Les cerveaux de ces derniers sont formatés pour voir des dessous d’opération trompe-l’œil dans tout mouvement de revendication démocratique.
Dans cette conjoncture particulière, les autorités judiciaires devront absolument éviter deux écueils. D’une part, il y a les chasses aux sorcières susceptibles de conduire à des condamnations d’innocents ou à des accusations mensongères qui, malgré l’absence de tout élément de preuve, sont propagées allègrement dans la presse des « marchands de micro ». D’autre part, il faut barrer la route au sophisme voulant que nous soyons tous pourris. Ce sophisme est un argument démagogique, une logique fallacieuse et un raisonnement trompeur utilisé pour empêcher de comprendre et de rétablir la confiance. Comme le disait Louis J. Marcelin à la fin du 19e siècle, « Chez nous, le sophisme marche de pair avec la raison et se charge d’imposer silence au sens commun et de légitimer tous les abus » [12].
La CSC/CA a fait ressortir un nombre d’abus parmi lesquels :
– Des marchés qui devraient être conclus à concurrence ont été passés de gré à gré. Un cas patent est celui d’une firme sans expérience dans le domaine du dragage pour un montant de 29 millions de dollars.
– Projets non-achevés dans les délais prévus et des clauses de contrat non respectées.
– Projets lancés en 2010-2011 encore en phase de démarrage en 2014.
– Projets bénéficiant de la loi d’urgence dans une zone non affectée par le séisme de 2010.
– Financement d’un contrat signé par le ministère de la santé publique et de la population (MSPP) avec une personne décédée [13].
– Contrats en gourdes réglés à des taux de change plus bas que ceux de la Banque de la République d’Haïti (BRH).
– Décaissements provenant du Fonds PetroCaribe hors de toute résolution.
– Contrats d’exécution non respectés, des projets inachevés au terme des délais impartis et des cas de retard de deux ans enregistrés, alors que les exécutants ont déjà reçu la plus grande partie des montants de leurs contrats.
– Faiblesses généralisées de gestion tant du côté des ordonnateurs que de celui des exécutants des contrats.
– Non-respect des procédures et des clauses contractuelles par les ordonnateurs et les agents d’exécution [14].
– Collusion, favoritisme et détournement de fonds dans nombre de projets dont la construction du viaduc Delmas - Nazon, les travaux de réhabilitation et de réparation des rues à Pétion-Ville, les réhabilitations de tronçons de route.
– Contrats antidatés pour bénéficier de la loi d’urgence.
– Décaissement à 100% d’infrastructures sportives qui ne sont pas terminées.
– Décaissement de l’avance de démarrage des travaux avant même la conclusion du marché et la signature du contrat.
– Utilisation des fonds à d’autres fins. C’est le cas avec le projet « Construction et réhabilitation d’hôpitaux ».
– Supervision des travaux défaillante ou complaisante. C’est le cas avec la construction du viaduc Delmas - Nazon, la réhabilitation du tronçon de route Borgne - Petit Bourg-de-Borgne, la réhabilitation du tronçon de route Port-de-Paix - Port-Margot. Les travaux de construction sur la route Carrefour Puilboreau - Marmelade.
– Projets de centaines de millions de dollars d’aide aux sinistrés du séisme qui ont été détournés.
– Fractionnement délibéré de contrats afin de contourner la règlementation.
– Avance de démarrage des travaux décaissée au-delà de ce que prévoit la loi. Par exemple, dans un projet appartenant à la chambre des députés, la Cour a constaté une avance de démarrage de 40% versée à la firme exécutante, dépassant le seuil de 30% et la garantie suivant les articles 83 et 83-1 de la loi du 12 juin 2009.
– Non-versement des acomptes de 2% récoltés au profit de la Direction générale des impôts (DGI).
Le grand défi de l’heure
Face à ces irrégularités, il faut donner le signal que les choses ont changé et que la justice peut exister dans ce pays. Sans faire de vendetta, des procès sérieux du scandale PetroCaribe doivent être menés à terme. Devant la détermination du public, l’État n’a pas pu faire le rodomont car 62 plaignants se sont présentés au tribunal. L’approche juridique et pacifique privilégiée par l’avocat André Michel s’est révélée gagnante. Le pouvoir a contre-attaqué en contraignant à se désister le juge Paul Pierre chargé du dossier et réputé pour son indépendance. Il a été remplacé par le juge d’instruction Ramoncite Accimé connu pour ses accointances avec le PHTK. Toutefois, l’opposition ne démord pas. L’audition des plaignants a commencé le 27 septembre 2018 et se poursuit avec des hauts et des bas.
La filière dominicaine
Le 8 novembre 2010, trois compagnies appartenant au sénateur dominicain Félix Bautista ont signé en Haïti huit contrats en 24 heures, pour un montant de 385 millions de dollars (290 millions d’euros) [15]. Ces trois compagnies ayant pour noms Hadom, Construcciones y Diseños, et Rofi devaient construire entre autres le Palais législatif d’Haïti (siège du Parlement), des logements sociaux au Bowen Field et au Fort national à la Capitale. Les bonnes habitudes prises en 2010 n’ont pas été abandonnées. Une fois au pouvoir en 2011, l’équipe Martelly a continué sur cette voie dangereuse et a signé 20 contrats de gré à gré avec la firme dominicaine Estrella pour exécuter des travaux en Haïti entre septembre 2011 et juillet 2015.
Ancien tailleur de la province de San Juan de la Maguana qui confectionnait des costumes sur mesure [16], le sénateur Félix Bautista, du Parti de la libération dominicaine (PLD), est devenu subitement le législateur le plus riche de la République dominicaine à partir de ces contrats en Haïti [17]. Le premier ministre haïtien Garry Conille a voulu cerner les contours de ce dossier. « Une commission d’audit formée par M. Conille a jugé que l’attribution de ces contrats, financés par des fonds vénézuéliens, avait été irrégulière et portait préjudice aux intérêts de l’État haïtien [18]. » Il sera rapidement contraint de démissionner.
À partir de données fournies par le Mouvement civique des citoyens contre la corruption [Movimiento Cívico Ciudadanos contra la Corrupción (C3)], la journaliste dominicaine Nuria Piera a rapporté que « l’ingénieur et entrepreneur Félix Bautista, sénateur du PLB et ami particulier du président Fernández, aurait versé respectivement 2,5 millions, 250 000 et 1,2 millions de dollars à Michel Martelly, Myrlande Manigat et Alejandro Toledo, candidat présidentiel au Pérou en 2011, pour leurs campagnes électorales » [19].
L’investissement des fonds détournés du programme PetroCaribe dans l’immobilier de luxe en République dominicaine semble se situer dans la voie d’accélération du projet d’unification des deux pays prôné par Martelly dans son entrevue avec la journaliste Nuria Piera le 9 avril 2011 à la télévision dominicaine [20] – un projet soutenu par Fox News [21]. Martelly a vite reçu en échange le plus haut symbole dominicain, la médaille de Duarte, Sánchez et Mella.
Le journaliste dominicain Rafael Percival a trouvé les mots justes pour décrire la manœuvre :
« Cette récente décoration avec l’Ordre Duarte, Sánchez et Mella, la plus haute distinction accordée par le gouvernement dominicain à une personnalité étrangère, a été donnée dans l’intention de mettre un mors à la bouche du président haïtien pour cacher, masquer et étouffer tous les dessous de l’affaire et la trame du détournement de fonds auquel les deux pays ont été soumis » [22].
Contre les accusations de corruption, Bautista a reçu l’appui des sénateurs du PLD qui ont répondu qu’il s’agit de calomnies contre un homme intègre et plein de mérites. Le vice-président s’est même opposé à la tenue de toute enquête sur les biens du sénateur Bautista. Quant au procureur dominicain Radhamés Jiménez, il a affirmé qu’il s’agit de rumeurs et de spéculations [23].
Bien que le Tribunal suprême dominicain ait absout en 2015 le propriétaire de ces sociétés, le sénateur Félix Bautista (PLD), pour insuffisance de preuves, ce dernier a finalement été épinglé par les autorités financières états-uniennes en 2016.
Le Bureau de contrôle des avoirs étrangers du Département du Trésor des États-Unis (OFAC en acronyme anglais, pour Office of Foreign Assets Control) a accusé le sénateur Bautista d’avoir reçu un contrat de 10 millions de dollars pour la construction du ministère des affaires étrangères en Haïti et de n’avoir rien construit. Les comptes en banque du sénateur Bautista ont été confisqués ainsi que ses biens tels que les entreprises Rofi et Hadom [24]. En fait, il ne s’agit que de la pointe émergée de l’iceberg, car le sénateur Bautista a une fortune estimée par les autorités états-uniennes à un milliard 800 millions de dollars [25].
La connexion qui se fait à travers la corruption des contrats renforce la connexion historique des oligarchies des deux pays. Cette vision d’ensemble est ainsi résumée par le journaliste dominicain Rafael Percival :
« La profonde crise interne en Haïti ne trouve pas son origine dans le pays voisin, la République dominicaine, comme une construction maladroite cherche à le faire croiser. La seule personne qui essaie de faire tomber le président haïtien est le président lui-même. Ses scandales de corruption perturbent l’éthique et la morale, et ébranlent les fondements de la société haïtienne. Martelly et ses amis sont favorisés, parrainés par leurs acolytes issus des mondes des affaires et de la politique dominicains, parmi lesquels se distingue le sénateur Félix Bautista, qui n’est ni plus ni moins que le secrétaire institutionnel du Parti de la libération dominicaine (PLD), dans les rangs de la majorité, et joue un rôle prépondérant dans le contexte haïtien. Félix Bautista, est un maître templier de la corruption. Maintenant, ne nous leurrons pas : qui a mis Martelly au pouvoir ? Qui a fourni les ressources économiques ? Nous, Dominicains, ne le savons-nous pas ? Tout comme Trujillo l’a fait avec Sténio Vincent [26]. »
Combattre la méchanceté
La cacophonie de commentaires négatifs qu’on écoute dans la presse des « marchands de micro » sur le rapport PetroCaribe rappelle étrangement les jugements à l’emporte-pièce imputant chaque fois une certaine responsabilité aux victimes des viols. Pour astucieuse qu’elle soit, la manœuvre est toujours grossière. On prétend appuyer la recherche de la vérité dans le but de châtier les coupables, mais tout ce qu’on veut au fond, c’est miner le processus. Tandis que de partout l’opinion semble appuyer les démarches des vérificateurs de la CSC/CA, ils sont l’objet de constantes menaces et de tentatives de kidnapping de la part de gangs armés. La méchanceté est sournoise dans la démarche du laboratoire qui s’associe à des gangs pour assassiner les partisans de la lumière et du changement. Dans la bataille d’idées visant l’élaboration d’un projet de société, le chemin de la mobilisation de la rue est la toute première garantie de succès. Le réquisitoire de la CSC/CA interpelle la nation dans toutes ses composantes et dans sa culture profonde du « Plumez la poule, mais ne la laissez pas crier ». Pour rallumer la flamme de l’espoir, Haïti est tenue de se présenter à ce rendez-vous avec l’histoire. Elle ne doit en aucun cas ajouter un nouveau chapitre à son histoire de rendez-vous manqués, de corruption et d’impunité.
Haïti continuera d’être « une terre de mystères » et de déception si la CSC/CA ne termine pas son excellent travail par l’émission d’arrêts de débet contre les coupables des détournements dénoncés. Par ailleurs, l’institution devra absolument étendre son travail aux projets non encore examinés. De même, l’appareil judiciaire devra à tout prix éviter les faux pas et contourner les vices de procédure susceptibles de permettre aux accusés et inculpés de s’échapper. À cet égard, la valse-hésitation des interdictions de départ vite annulées doit absolument être évitée.
Pour commencer, le juge d’instruction Ramoncite Accimé devrait se désister pour céder sa place à un magistrat de grand prestige et reconnu pour son courage, son impartialité et ses compétences. Sinon, il sera impossible d’interroger les gros bonnets épinglés dans les rapports de la CSC/CA. À cette étape des procédures, toutes les immunités sont automatiquement levées, en vertu de la Convention interaméricaine contre la corruption signée par Haïti. Il faut espérer que la mobilisation des diverses couches de la population et de la société civile en général continuera d’avancer dans la bonne direction, chacun dans sa sphère de compétence.
– Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3502.
– Source (français) : AlterPresse, 23 juin 2019, pour la première partie du texte, et 27 juin 2019 pour la seconde.
En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source originale (AlterPresse - http://www.alterpresse.org) et l’une des adresses internet de l’article.
[1] Sénat de la République, Rapport final de la Commission sénatoriale spéciale d’enquête sur le Fonds PetroCaribe couvrant les périodes annuelles allant de septembre 2008 à septembre 2016, octobre 2017, p. 390.
[2] CSC/CA, Rapport sur la situation financière et l’efficacité des dépenses publiques pour l’exercice 2013-2014, février 2015.
[3] Bill Chappell, « Russia Proposes Easing Laws On Corruption, Saying It’s Unavoidable Sometimes », National Public Radio (NPR), 29 janvier 2019. Voir aussi « Projet de loi : dépénalisation des actes de corruption en cas de “force majeure” », Le Courrier de Russie, 30 janvier 2019.
[4] Leslie Péan, « Le cataclysme des Duvalier et celui du 12 janvier 2010 », AlterPresse, 15 mars 2010.
[5] Lettre de l’avocat Newton Louis St Juste, Port-au-Prince, ce 9 septembre 2018.
[6] Jacqueline Charles, « Former Haiti government official shoots himself in the head in Miami-area hotel », Miami Herald, 12 juillet 2017.
[7] Léo Joseph, « Caroline Estimé trouvée morte dans un hôtel de Miami. Est-ce une nouvelle édition de l’affaire Eberwein ? », Haïti-Observateur, 8 août 2018 ,p. 12 & 16.
[8] Articles 19 et 20 du décret du 23 novembre 2005 de la CSC/CA, lequel décret est amendé par la loi du 4 mai 2016, publiée au Moniteur du 1er février 2017.
[9] Loi portant prévention et répression de la corruption, Le Moniteur, n° 87, vendredi 9 mai 2014, p. 6.
[10] Fondasyon Je Klere, « Dossier PetroCaribe – Rapport d’audit de la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSC/CA) : un pas important dans l’instauration d’une culture de reddition de comptes en Haïti, 27 février 2019, p. 13.
[11] Ibid.
[12] Louis J. Marcelin, Haïti : ses guerres civiles, leurs causes, leurs conséquences présentes, leur conséquence future et finale : moyens d’y mettre fin et de placer la nation dans la voie du progrès et de la civilisation : études économiques, sociales et politiques, 2 vol., Paris, Arthur Rousseau, 1892-1893, p. 241.
[13] Fondasyon Je Klere (FJKL), Rapport. PetroCaribe : le procès est mal engagé. La fondasyon Je Klere (FJKL) appelle à la régularisation de la procédure aux fins d’éviter les graves erreurs du passé, Rap051118/2, 9 novembre 2018, p. 3.
[14] CSC/CA, Rapport sur la situation financière du pays et l’efficacité des dépenses publiques pour l’exercice 2013-2014, 17 février 2015, p. 159-160.
[15] Jean-Michel Caroit, « Un scandale de corruption entache les autorités dominicaines et haïtiennes », Le Monde, 3 avril 2012.
[16] Sara Pérez, « Félix Bautista : el arte de bailar en todas las fiestas », Acento, 28 mars 2012.
[17] Alicia Ortega, « Valor de propiedades : Félix Bautista podría catalogarlo como legislador más rico de RD », El Informe, Noticias Sin, 14 octobre 2014.
[18] Jean-Michel Caroit , art. cit.
[19] Jean-Michel Caroit, art. cit. ; Joseph Harold Pierre, « Élections présidentielles dominicaines et Haïti. Essai d’analyse politique », Tout Haïti, 17 mai 2012.
[20] « Haitian president wants to merge Haiti and Dominican Republic, YouTube, 9 avril 2011.
[21] Daniel Rodriguez, « Haiti Should Merge with Dominican Republic », Fox News, 25 janvier 2010
[22] Rafael Percival, « ¡Rompan fila… que viva Nuria ! », Acento, 15 avril 2012.
[23] Gustavo Olivo Peña, « Procurador dice son “rumores y especulaciones” lo que se publica sobre Félix Bautista », Acento, 28 mars 2012.
[24] Jacqueline Charles, « Dominican senator accused of ripping off Haiti sanctioned by Trump administration », Miami Herald, 12 juin 2018.
[25] « USA revela el monto de la fortuna del senador dominicano Félix Bautista, Primera plana Nueva York, 15 juin 2018.
[26] Rafael Percival, « ¡Rompan fila…que viva Nuria ! », Acento, 15 avril 2012.