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DIAL 3505

BRÉSIL - De la noix de babaçu à l’émancipation : le pouvoir des casseuses de noix du Maranhão

Cristiane Passos (texte) et Thomas Bauer (photos et vidéo)

vendredi 27 septembre 2019, mis en ligne par Dial

Les casseuses de noix de babaçu, quebradeiras en portugais du Brésil, qui voient leur activité ancestrale remise en question par l’appropriation des terres et l’extractivisme agricole, luttent pour défendre l’accès libre aux palmeraies naturelles de babaçu. Cet article de Cristiane Passos, du secteur de communication de la Commission pastorale de la terre (secrétariat national) a paru dans la revue de la CPT, Pastoral da terra (n° 235, juillet-septembre 2018). Les photos et la vidéo sont de Thomas Bauer, de la CPT de Bahia [1].


Du palmier babaçu, on tire parti de tout : fruits, tiges, racines et fleurs. Cet arbre peut atteindre 30 mètres de hauteur. Il pousse au Brésil, ainsi que dans d’autres pays d’Amérique du Sud comme le Suriname, la Guyane et la Bolivie. Au Brésil, il occupe une étendue d’environ 25 millions d’hectares, qui s’étend principalement dans les États du Maranhão, Piauí, Pará et Mato Grosso. On le trouve également, en moindre nombre, dans les États d’Alagoas, Amazonas, Bahia, Ceará, Minas Gerais, Pernambouc, Rondônia, Tocantins et Goiás. Son nom vient du tupi-guarani « ibá-guaçu » qui signifie « grand fruit », mais les casseuses de noix de babaçu appellent le palmier « mère ». Le palmier fait partie de leur vie, de la vie de leurs familles, il a créé leur identité. Lors d’une réunion, les casseuses de noix nous ont fait une confidence : « La personne qui passe sa vie au milieu des babaçu parle avec le palmier et il lui répond. Il est là comme nous. Il souffre aussi comme nous. »

Ce travail passe d’une génération à l’autre, il y a des siècles qu’il fait vivre des familles délaissées à l’intérieur des terres du Brésil, où se trouvent richesses naturelles et ressources en abondance, mais aussi spéculation foncière et conflits. Ces femmes munies de haches qui portent les noix de babaçu dans leurs paniers en paille ont dû faire face aux hommes de main des puissants, aux clôtures, au machisme. Il leur a fallu affronter aussi la pauvreté, le refus de l’État de reconnaître leurs droits ancestraux. Comme elles se consacrent au travail du babaçu, on les a nommées « casseuses de noix du babaçu ». Au début c’était difficile, elles étaient très discriminées. Certaines avaient honte d’en parler, de même que leurs enfants et petits enfants n’osaient pas dire ce que faisaient leurs mères et grand-mères. Mais, avec le temps, elles en sont venues non seulement à s’enorgueillir de leur travail, mais à mettre en évidence son importance pour l’économie locale et pour la survie des communautés rurales.

Petit à petit, ces femmes sont parvenues à renforcer leur identité collective tout en travaillant ensemble à casser les noix, souvent dans les jardins de quelques-unes d’entre elles. C’était des temps de partage des angoisses de chacune, des violences de leur quotidien, des difficultés pour assurer le maintien de la famille et des désirs d’une vie future moins dure.

Au cours des années 1980 ont explosé les conflits de terres, menaçant l’existence des territoires traditionnels, occupés pendant d’innombrables années par les mêmes groupes de personnes, sans qu’ils en détiennent des titres de propriété reconnus par le pouvoir judiciaire. Des voleurs de terres et des propriétaires fermiers menaçaient et expulsaient de façon violente ces communautés paysannes, clôturant les plantations de babaçu, chassant les familles et les rejetant sur des petits morceaux de terre où il était impossible de faire une culture ou d’accéder au babaçu. À la même époque, les casseuses de noix ont rejoint le mouvement syndical et sont entrées en contact avec des femmes qui exerçaient le même travail dans d’autres États et qui faisaient face aux même conflits. Elles ont découvert qu’elles n’étaient pas seules. D’autres femmes partageaient les mêmes tâches ainsi que les mêmes problèmes. Pour donner de la force à cette union fut créée au début des années 1990 le Mouvement inter-États des casseuses de noix de babaçu » (MIQCB, pour son sigle en portugais).

Parmi les États dont la végétation inclut le palmier de babaçu, l’État du Maranhão est celui qui a le plus faible Indice de développement humain (IDH). C’est l’un des plus bas du Brésil – 0,68. C’est aussi l’État qui concentre une bonne partie des casseuses de noix de babaçu. Extrêmement appauvri par des années d’exploitation et de mauvaise administration publique, l’État du Maranhão compte d’autres indices dévastateurs pour la population. Voyons le cas de la commune de Dom Pedro, qui a seulement 65 ans d’existence, située dans la région centrale de l’État. Cette région fait face aux mêmes difficultés que le reste du Maranhão, et les casseuses de noix luttent et résistent comme celles d’autres régions du Maranhão. La communauté du Centro dos Pretinhos en est une bonne illustration.

Les premiers grands propriétaires à menacer la communauté du Centro dos Pretinhos sont les « Tonicos ». Ce fut ensuite le tour de Curio, l’actuel premier adjoint du maire de Dom Pedro. La communauté a près de 200 ans. Elle vit aujourd’hui enfermée entre clôtures et route. Francisca Sheila, 23 ans, est l’actuelle présidente de l’Association des casseuses de noix de la communauté. Elle est fille et petite-fille de casseuses. Même si sa mère ne souhaitait pas qu’elle fasse ce travail, c’est elle qui lui a appris comment casser la coque de noix, « parce que nous ne savons pas de quoi demain sera fait, ni quels besoins nous aurons, alors elle m’a appris car elle a pensé que je devais savoir. » Et elle n’a pas seulement suivi les pas de sa mère, elle est aujourd’hui une leader du groupe local de femmes.

Francisca Sheila, de la communauté du Centro dos Pretinhos

Au début de l’association, vers 2013, il y avait 15 casseuses associées. Elles ne sont plus que 7 aujourd’hui. Mais toute la communauté casse des noix, même si c’est chez soi à la maison. Cette diminution montre la crainte qu’ont certaines femmes de voir leur nom associé à des initiatives d’organisation populaire, qui finissent par déclencher la haine des grands propriétaires terriens, opposés au libre accès des casseuses de noix aux palmeraies [2]. « Quelques-unes parmi vous vont se réveiller la bouche pleine de fourmis », ont-elles entendu parfois. Elles ne se sont pas laissées intimider. Au contraire, elles se sont organisées, elles se déplacent désormais en groupe et continuent d’aller dans les palmeraies de babaçu. Celles qui ne sont pas associées les suivent. Elles ne veulent pas que leurs noms puissent être utilisés comme preuve de leur résistance, mais elles continuent de résister, comme le font les femmes de cette région. Peu de choses leur font peur, et encore moins de choses les empêchent de faire ce qu’elles veulent.Ce sont elles qui racontent ces histoires dont elles et leurs ancêtres sont les actrices principales. On voit peu d’hommes dans la communauté et elles en parlent très peu.

Il y a près de 50 familles dans la commune. Encerclées entre clôtures et routes, elles n’ont pas d’espace pour faire des cultures. Après avoir repris ce qu’ils appellent le « Centre », elles ont commencé à y cultiver riz, haricots, maïs, courges, fèves, pastèques, entre autres. Ils élèvent aussi des poules et parviennent ainsi à garantir la subsistance de la communauté, tout en conservant l’importance fondamentale de la noix de babaçu dans l’économie familiale.

Le « Centre » de tout

Une des pires manière d’essayer de tuer un peuple c’est de lui nier le droit à sa mémoire. Ceci peut être fait de diverses manières. « Nous n’avons jamais eu ici de cimetière… nos morts ont été enterrés à la ville ou dispersés autour d’ici, là où on a pu… Dans les terres dont nous savons qu’elles nous ont appartenu et pour lesquelles nous ne savons pas comment expliquer comment nous les avons perdues, le « Centre », nous savons qu’il y a quelques personnes enterrées là, mais nous ne savons pas qui, ni les endroits exacts », raconte dona Maria Celsa.

Maria Celsa, de la communauté du Centro dos Pretinhos

La communauté ne sait pas véritablement quand ni comment elle a perdu cette terre, ni de qui sont les corps qui s’y trouvent ni en quelle année on les y a mis. Elle ne sait pas non plus expliquer ce qui concerne les autres terres proches qui leur ont été enlevées, les années suivantes, sans explication. La mémoire peut faire défaut aux anciens, conditionnés par la peur. Les menaces dont ces communautés ont constamment souffert et souffrent encore, sans arrêt, minent forcément leurs mémoires.

Le « Centre » se trouve à environ 10 km du village. C’est le chemin que les femmes parcourent à pied pour cueillir les noix de babaçu. Ce territoire est aussi enfermé entre clôtures et route mais il y pousse beaucoup de babaçus. En raison de la distance, elles ont l’habitude de cueillir et casser les noix sur place. Elles y passent la journée, font leur cuisine en compagnie souvent de leurs enfants. Elles s’en retournent avec les noix et le charbon. Un des grands propriétaires proche du lieu avait fait remettre une clôture, même après la reprise du territoire il y a un an, pour empêcher l’accès au Centre. Mais les femmes ont enlevé elles-mêmes la clôture et il n’en a pas remise.

Les femmes arrivent à casser chacune en moyenne six à huit kilos de noix de babaçu par jour. Elles racontent qu’avant la création de l’association, lorsqu’elles craignaient d’aller à la palmeraie de babaçu entourée de clôtures, elles louaient des terres pour pouvoir cueillir des noix de babaçu. Elles payaient en moyenne 1500 réaux de loyer payés chaque fois par trois femmes au maximum. Et même dans ce cas, l’accès aux babaçus était limité. C’était un schéma d’exploitation totalement incompatible avec la réalité de ces communautés. Elles payaient par peur un montant qu’elles avaient souvent du mal à réunir, à une époque de l’année où la noix de babaçu était vendue sur le marché à vingt centimes le kilo. Elles se souviennent avec tristesse de cette période.

« C’était beaucoup d’humiliation. Nous étions très humiliées. Il fallait payer pour cueillir la noix et même comme ça, ils nous traitaient comme si nous allions voler quelque chose, alors que nous ne faisions que cueillir les noix sur ces terres, et rien de plus », se rappelle dona Maria Celsa. De ses 50 ans de vie, elle en a passé 43 à cueillir des noix. Elle insiste pour dire « Je suis casseuse de noix de babaçu et j’ai beaucoup d’orgueil de le dire ! » Aujourd’hui elles ne payent plus de loyer et la noix en est même venue à être vendue 3 réaux le kilo. Elle est maintenant autour de 2,50 réaux, le prix varie d’une région à l’autre. Mais elles ne se plaignent pas ; elles disent que la vie va bien. Un rêve de dona Maria Celsa est de voir approuvée la loi de libération de l’accès aux palmeraies de babaçu. « Ah, mon rêve c’est ça, de voir cette loi passer. De voir que notre lutte a payé et que la loi va entrer en vigueur. »

Les grands propriétaires fonciers sont en train d’abattre les arbres dans la région et de semer de l’herbe pour le bétail. Les casseuses de noix de babaçu voient ce changement avec inquiétude. « Ils ont abattu les arbres qu’il y avait ici, avec les fruits qu’il y avait ici, et maintenant ils sement cette herbe qui pousse très haut. Quand on entre dans la forêt, elle nous embête, elle nous cache les serpents, et quand ses « barbules » se prennent dans nos jambes, ça gratte beaucoup. Quelquefois ces « barbules » s’envolent jusque dans nos maisons et alors tout le monde se gratte terriblement. » En plus, raconte Francisca Sheila, la communauté se sent prisonnière à cause de toutes ces clôtures autour de son territoire.

Les menaces sont constantes. Quand ce n’est pas contre la vie, c’est contre le territoire des casseuses de noix. Les grands propriétaires s’appliquent à élargir les clôtures, à chaque réparation, ce sont quelques mètres perdus pour le territoire de la communauté. En même temps, tout ce que la communauté construit à son bénéfice devient la cible de leur convoitise. En décembre 2016 a eu lieu au Centro dos Pretinhos la Rencontre du réseau des peuples traditionnels. Pour ces femmes de l’association, ce fut une étape marquante. Elles purent entendre qu’elles ne sont pas seules dans leur lutte. Elles ne sont pas seulement sept casseuses de noix, elles sont des milliers car elles font partie de ce réseau des peuples et la lutte est menée par tous et toutes, pour tous et toutes. « Ce fut la meilleure chose qui s’est passée ici ! » dit Sheila. À l’occasion de la Rencontre, on a construit une grande baraque pour les activités. Cet espace va permettre de répondre à d’autres souhaits de la communauté, comme la création d’un local pour abriter la mémoire des casseuses de noix qui veulent transmettre à la communauté leur histoire et leur héritage, indépendamment de la continuité ou non de leur activité de casseuses de noix.

Les 60 familles de la communauté Cajá, à la Vila Sao Pedro, ont affronté et affrontent les mêmes difficultés que les autres. Malgré cela, elles redisent qu’aujourd’hui la vie est meilleure. Auparavant, sans accès libre à la palmeraie de babaçu, elles devaient payer un loyer aux grands propriétaires pour accéder aux palmiers. Elles payaient des sommes absurdes par rapport à la réalité de leur vie. Les femmes se rappellent cette période avec beaucoup de tristesse. C’était une époque de grande humiliation, comme elles le disent. « Je ne vais pas entrer dans ta maison pour prendre le moindre kilo de sel, ni quoique ce soit d’autre pour le voler. Mais les noix de babaçu, j’ai besoin de les cueillir pour élever mes trois enfants. Je ne vole rien du tout ! » dit l’une d’elles. Comme explique Francisca Sheila, « Nous sommes déjà parvenues à réaliser le plus important, à faire tomber les clôtures dans notre esprit et dans nos cœurs. Nous sommes arrivées à enlever cette idée que nous étions dans l’erreur, en train de faire une erreur. Ça a été le pas le plus important que nous avons réalisé. »


Que dit la législation sur l’accès au babaçu ?

À partir de la lutte des casseuses de noix de babaçu, le pouvoir exécutif s’est mobilisé pour obtenir du législatif qu’il agisse et réponde aux besoins de ces femmes et des communautés auxquelles elles appartiennent. En 2003, un projet de loi a été rédigé, qui étendait la Loi du babaçu libre à toutes les zones de palmeraies de babaçu. Il prévoyait en outre l’interdiction de couper les palmeraies dans les États du Maranhão, Piauí, Tocantins, Pará, Mato Grosso, et Goiás. Le projet (n° 747-A), qui avait pour autrice la députée fédérale Terezinha Fernandes (PT-MA), a été archivé en janvier 2007. La même année, le député fédéral Domingos Dutra présenta le projet de loi 231-B, avec le même contenu que celui de Terezinha. Il finit par avoir le même destin, et a été archivé en 2015.

Contrairement à la sphère fédérale, dans les États la législation a avancé un peu plus. Lago do Junco a été la première commune du Maranhão à disposer d’une loi du babaçu libre, approuvée en 1997. Au total, 13 villes, dans 3 États (8 du Maranhão, quatre du Tocantins et une du Pará) ont également promulgué des lois municipales sur la base de l’accès libre aux palmeraies de babaçu. La loi garantit aux casseuses de noix de babaçu et à leurs familles le droit de libre accès et d’usage communautaire des babaçus, même lorsque ceux-ci sont dans des propriétés privées. Elle impose aussi des restrictions à la coupe des palmiers.

« Ce qui a le plus incommodé les pouvoirs du gouvernement d’État, dans les sphères législative, exécutive comme judiciaire, c’est le pouvoir que ces communautés ont acquis. Nous avons fait beaucoup de travail de formation, de conscientisation, et ceci, en conséquence, a aidé les personnes à écouter, à comprendre et à s’approprier le discours sur les droits qu’elles possèdent, sur la place qu’elles occupent dans la société. Jamais ces communautés n’avaient occupé la Salle du Conseil municipal, jamais elles n’étaient allées dans cet espace qui est à elles, qui est au peuple. Et cela a incommodé…, beaucoup incommodé les pouvoirs locaux », rapporte Márcia Palhano, de la CPT. À cause de ce travail, Márcia Palhana et d’autres personnes qui accompagnaient les casseuses de noix de babaçu ont reçu des menaces de mort continuelles dans la région. Márcia a été victime d’une agression physique alors qu’elle accompagnait un groupe de casseuses de noix à une audience publique pour discuter la Loi du babaçu libre.

Sous la protection de la grande mère palmier, le babaçu, les femmes ont réussi à trouver des perspectives. La force de l’union leur a donné les outils de lutte dont elles avaient besoin. Il y a encore un long et dur chemin à parcourir, mais elles ont la certitude qu’elles vont continuer à cheminer ensemble, et à casser des coques de noix de babaçu.


Reportage vidéo sur les casseuses de noix de babaçu

 Langue : portugais (Brésil), sans sous-titres
 Tournage et édition : Thomas Bauer
 Production : CPT, août 2018.

 Format 1920 x 1080 (FullHD) (pour connexions rapides)

 Format 640 x 360 (SD) (pour connexions moins rapides…)


 Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine – D 3505.
 Traduction de Stéphane Latarjet pour Dial.
 Source (portugais) : Pastoral da terra, n° 235, juillet-septembre 2018, p. 8-9.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’autrice, le traducteur, la source française (Dial - www.dial-infos.org) et l’adresse internet de l’article.

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Portfolio


[1Les photos et la vidéo sont issues d’un article qui constitue une version plus développée de celui publié ici : https://cptnacional.org.br/publicacoes-2/destaque/4439-do-coco-babacu-a-emancipacao-o-poder-das-quebradeiras-do-maranhao.

[2Lorsqu’on parle de palmeraies, il s’agit bien sûr de palmeraies naturelles, sauvages, que certains s’approprient en les clôturant, sans avoir planté aucun arbre. Le babaçu est un palmier natif, extrêmement lent à pousser et à produire dans des zones de terres très humides et chaudes, fangeuses – NdT.

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