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DIAL 2791

EL SALVADOR - Il y a vingt-cinq ans, Mgr Oscar Romero était assassiné. L’actualité d’une vie

Marcelo Barros

mercredi 16 mars 2005, mis en ligne par Dial

Le 24 mars 1980, Mgr Oscar Romero, archevêque de San Salvador (El Salvador) mourrait assassiné alors qu’il célébrait la messe. Peu après sa mort, le peuple des croyants n’hésita pas à l’appeler : « saint Romero d’Amérique, martyr, prophète et pasteur ». Pendant les trois années où il fut archevêque de San Salvador, il prit avec courage et ténacité la défense des pauvres et de toutes les victimes de la répression militaire. Un tel engagement ne lui fut pas pardonné. En mémoire, mais plus encore en espérance d’avenir, nous publions un document qui retrace les grandes lignes de son engagement et qui manifeste la pertinence de sa vie pour nous aujourd’hui. Il a été écrit par Marcelo Barros, moine bénédictin de Goias (Brésil), auteur de nombreux ouvrages et articles, membre de la Commission théologique latino-américaine de ASETT (Association œcuménique des théologiens du tiers monde). Texte paru dans ADITAL, 23 février 2005.


La célébration du vingt-cinquième anniversaire du martyre de l’archevêque Oscar Romero réunit des communautés ecclésiales de base, des mouvements chrétiens populaires, ainsi que des frères et soeurs qui se reconnaissent dans la théologie de la libération. Le fait que, dans les milieux les plus officiels de l’Eglise catholique, les gens valorisent peu ou semblent même préférer oublier cette mémoire, donne aux communautés, filles et héritières de la mission de Mgr Oscar Romero, une responsabilité encore plus grande pour rappeler son martyr et réfléchir à l’actualité de son témoignage. Je vous invite à réfléchir sur l’importance de la prophétie de Mgr Oscar Romero pour l’Amérique latine, pour nos églises et pour le monde actuel. Comme premier jalon, il faut regarder l’histoire de ces vingt-cinq années qui sépare le martyre de Mgr Romero de notre aujourd’hui.

Vingt-cinq années de semailles et de récoltes

Les personnes en provenance du monde entier qui visiteront El Salvador en ce 25ème anniversaire du martyre de Mgr Oscar Romero trouveront un pays sous certains aspects semblable et sous d’autres différent de celui de 1980. La première chose que toute personne qui vient de l’extérieur pourra observer, c’est que la pauvreté du peuple non seulement continue mais s’est aggravée. Tous les indicateurs sociaux révèlent que la concentration de la richesse en El Salvador et dans toute l’Amérique latine est même plus injuste et scandaleuse qu’au temps où prêchait Mgr Romero depuis sa chaire : « le véritable péché est l’injustice sociale. »

Une pauvreté généralisée

El Salvador, le pays auquel s’adressait Mgr Romero, s’est étendu à tout le continent latino-américain. Aujourd’hui, la violence urbaine, la corruption politique et l’injustice institutionnalisée sont présentes dans tous les pays. La violence qui a tué tant de personnes en El Salvador, continue d’assassiner aujourd’hui des gens pauvres et sans défense. Il ne s’agit plus d’une répression militaire contre une tentative de révolution socialiste, comme c’était le cas sous le Front Farabundo Martí de libération nationale et les divers groupes d’orientation révolutionnaire. La violence polarisée s’exprime en un climat de confrontation qui se développe entre des riches qui engagent des gardes du corps particuliers et des marginaux qui tentent de voler. Chaque jour se multiplient davantage les groupes policiers qui assassinent des adolescents et des enfants de la rue, augmentant ainsi la violence généralisée qui se développe chaque jour et envahit la population.

Cela ne signifie pas que le passé aurait été simplement meilleur. Chaque époque a sa grâce particulière. Les peuples ont remporté quelques victoires. Aujourd’hui, les maîtres du capital ne s’intéressent plus aux dictatures militaires. Cependant, il y a une tyrannie plus efficace et difficile à renverser qui vient du dogme néolibéral qui considère les pauvres comme superflus. Une multitude d’êtres humains est victime du progrès atteint par la minorité des privilégiés.

L’orientation de la hiérarchie catholique

Un autre élément qui n’a pas changé et qui, au cours des dernières années, s’est durci encore plus sous certains aspects, c’est l’orientation théologique et pastorale de la hiérarchie catholique. Dans tous les pays, la solidarité avec les opprimés reste un thème des discours épiscopaux et des documents, en plus d’être sur l’agenda de travail des organisations catholiques comme Caritas et la Commission justice et paix, auxquelles quelques conférences épiscopales et quelques évêques donnent leur aval. Mais, dans la majorité des cas, la solidarité est devenue une affaire générale comme elle l’est dans les discours du gouvernement et des organisations comme l’ONU. Elle a cessé d’être une option de la vie quotidienne et un chemin concret d’insertion évangélique et de mission comme elle l’était pour Romero, Proaño, Méndez Arceo, Hélder Câmara et comme elle l’est aujourd’hui pour Tomas Balduíno, Pedro Casaldáliga, Samuel Ruiz, Franco Masserdotti et autres évêques prophètes latino-américains - puissent-ils ne pas être les derniers « survivants de la grande tribulation ».

Beaucoup de bonnes choses ont lieu, bien que ce soit dans le cadre d’institutions chaque jour plus rigides. Beaucoup de gens merveilleusement humains et sains survivent. Avec tout cela, l’ensemble de la hiérarchie catholique donne au peuple l’impression de s’être éloignée chaque jour davantage de la vie et des problèmes réels de l’humanité. Cette impression n’est pas totalement juste. Il y a beaucoup d’évêques et de prêtres, jeunes, engagés pour les causes les plus nobles du peuple ; mais le style de communication somptueux et facilement triomphaliste, chaque jour plus habituel dans les milieux ecclésiastiques, ne laisse pas apparaître le meilleur des prêtres et des pasteurs. Ceux qui sont sur le devant de la scène, ce sont ceux qui se contentent d’assurer leur propre prestige et celui de la fonction ecclésiastique. Dans presque tous les pays d’Amérique latine, le Vatican met en place avec soin des évêques liés à des organisations « spirituelles » comme l’Opus Dei et Communion et libération. A une multitude souffrante qui cherche un secours immédiat, beaucoup de paroisses et de mouvements ecclésiaux proposent une religion spiritualiste et sans engagement, ce qui est une maladresse de plus, parmi tant d’autres, au milieu de la dureté de la vie.

Des prélats ayant de hautes responsabilités déclarent allégrement que la théologie de la libération est morte. Ils savent que, dans toute l’Amérique latine, il existe toujours des communautés de base, une pastorale indigène, afro-américaine et paysanne, toutes animées par la théologie de la libération. Ils savent que les théologiens et théologiennes de la libération poursuivent leur travail par une excellente production, et cette année 2005 a commencé par un Forum mondial de la théologie de la libération à Porto Alegre (du 21 au 25 janvier). Pendant ce temps, il y en a qui continuent d’affirmer : « La théologie de la libération est morte. » Ils affirment probablement qu’elle est morte dans leur entourage, ce qui n’est pas exact car elle n’y avait jamais pris racine.

Des points positifs

Les communautés accompagnent le renforcement des mouvements des paysans sans terre, indigènes, noirs et les mouvements féministes, qui, du moins en Amérique latine, ne se renforcent que dans les bases du peuple pauvre parce qu’elles sont soutenues par une réflexion qui unit la vie et la foi, l’engagement social et la spiritualité oecuménique. Ces dernières années, se sont renforcés les groupes et mouvements unis aux théologies noires, indigènes et féministes. Cette réalité manifeste que le message prophétique de Mgr Romero est non seulement actuel mais qu’il reste urgent pour les sociétés latino-américaines et nos Eglises. Le dialogue avec les divers groupes politiques actuels continue comme le fit Mgr Romero avec ceux de son temps. On approfondit l’insertion dans le milieu de la jeunesse tant aimé de Mgr Romero. On reconstruit la relation des pasteurs avec les moyens de communication sociale, qui est encore si peu transparente, lorsqu’on sait l’importance que Romero donnait à la radio et à la relation affectueuse qu’il avait avec la presse. Dans ces pages, je n’approfondirai pas ces éléments. J’invite le lecteur à réfléchir sur l’actualité du témoignage de Mgr Romero, comme chemin d’une spiritualité oecuménique et libératrice.

Le témoignage de quelqu’un qui croyait en Dieu

Peu de jours après le martyre de Mgr Romero, Jon Sobrino, son ami et théologien, a écrit : « Bien qu’il me semble très simple et même peu habituel de parler ainsi : Romero fut un homme qui croyait en Dieu. » Aujourd’hui, ces paroles de Sobrino, en insistant sur le fait qu’un évêque catholique croyait en Dieu, acquiert plus de force que jamais. Sobrino a réfléchi sur ce que veut dire croire en Dieu et sur les conséquences de cette foi pour la vie d’un pasteur comme Romero. Dans un monde où l’on fait usage du nom de Dieu jusque sur les billets de dollars et où des gouvernants comme Bush envahissent les peuples sans défense, muni d’un mandat divin, il est normal que les gens de bien ressentent plus fortement la tentation de l’athéisme. Dieu se fait parole vide ou réalité abstraite et lointaine. Romero a eu le courage de croire en Dieu, de déconstruire des images de Dieu unies au pouvoir et au statu quo. Pour lui, ce fut avant tout un chemin de conversion personnelle, de recherche et d’approfondissement intérieur.

Pour Romero, croire en Dieu a signifié assumer radicalement la cause de Dieu, la volonté divine, c’est-à-dire défendre la vie de toute personne et de tous les vivants. A l’Université de Louvain (Belgique), il a déclaré : « Etre en faveur de la vie ou de la mort. Avec une très grande clarté, je vois qu’il n’existe pas de neutralité possible. Ou nous servons la vie ou nous sommes complices de la mort de beaucoup d’êtres humains. Ici se révèle quelle est notre foi ; ou nous croyons au Dieu de la vie, ou nous utilisons le nom de Dieu, en servant les bourreaux de la mort. » Au second siècle, Irénée de Lyon avait écrit : « la gloire de Dieu est la vie de l’homme. » Romero a appliqué cette parole à ce qu’il y a de plus concret dans notre réalité : « la gloire de Dieu est la vie et la libération des opprimés. »

Mgr Romero a été en tout premier lieu un défenseur de la vie. Il a travaillé pour des structures justes qui rendraient la vie possible pour tous les Salvadoriens, paysans, ouvriers et habitants des quartiers pauvres. Il disait que l’extrême pauvreté des paysans touchait le coeur de Dieu. Dans la négation de l’être humain, il voyait la négation de Dieu.

Un évêque qui accepta de se convertir

Mgr Romero était un évêque conservateur et grâce à son contact avec la réalité, il a changé de pensée et de ligne pastorale. En Amérique latine, ce fut le cas de nombreux évêques et pasteurs que nous connaissons. Avec Romero cela se produisit de manière forte et subite. « Le gouvernement et l’oligarchie se réjouirent beaucoup quand il fut nommé archevêque. Il était si simple et humble qu’ils pensèrent pouvoir facilement le manipuler. Un évêque timide et aussi conservateur était l’idéal pour cette maffia sans miséricorde qui, depuis quarante ans, s’était installée au pouvoir et avait empêché les petites réformes sociales et politiques. Beaucoup de chrétiens qui assistaient à la cérémonie de prise de possession de Mgr Romero comme archevêque de San Salvador retournèrent chez eux tristes et déçus par l’homélie du nouvel archevêque. »

Au cours de la messe de funérailles, en présence du corps, Mgr Arturo Rivero y Damas, alors évêque de Santiago de María, dit dans son homélie : « Mgr Romero a pris possession de l’archidiocèse le 22 février 1977. Ce fut une cérémonie fort modeste. On ne réalisait pas dans la cathédrale pourquoi des expulsions de prêtres avaient commencé, mais dans l’enceinte de l’église de San José de la Montaña (...). De là, Mgr Romero alla à Santiago de María parce qu’on y célébrait les fêtes de l’été (...). Le 5 mars, nous autres évêques, nous publions une lettre pastorale conjointe sur la situation du pays. Cette lettre serait lue le dimanche 13 mars dans toutes les Eglises. La veille, pendant la réunion avec le conseil paroissial de saint Antonio Abad, Mgr Romero me rechercha et face à tout le monde il me dit : "Cette lettre est inopportune, cette lettre est partiale, je ne sais pas pourquoi on l’a écrite". Je lui répondis que la lettre était opportune et qu’il fallait être partial, parce qu’elle parlait de faits réellement survenus ces derniers jours. Nous autres nous devons prendre la défense des plus faibles". Il m’écouta et me répondit : “Bon, je vais la lire dans la cathédrale, mais pas à San José de la Montaña". Je lui répondis : "Bon, si vous allez la lire dans la cathédrale au cours de la messe qui est retransmise par radio, c’est bien." » Ce même samedi, au cours de la nuit (12 mars 1977), le père Rutilo Grande fut assassiné, avec un paysan et son fils qui l’accompagnaient. Ce fait a provoqué le changement de Mgr Romero.

Mgr Alberto Iniesta, qui était alors évêque auxiliaire de Madrid, continue : « Romero lui-même a avoué que ce n’est qu’à partir de la souffrance qu’il ressentit avec l’assassinat du père Rutilo Grande, qu’il comprit une nouvelle dimension de sa foi, une herméneutique qui lui manquait auparavant pour expliquer les Ecritures : le lieu et le point de vue des opprimés et des persécutés. Ceci ne le conduisit pas à des actions sporadiques, occasionnelles, spontanées ou agressives, mais à une manière de vivre et d’agir qui, à partir de là, devint, à chaque instant de sa vie, une force nouvelle pour être pasteur. »
Jon Sobrino conclut : « A l’âge de 59 ans, quand en général les personnes ont déjà forgé leur attitude et leur structure mentale, et bien plus encore quand il s’agit du pouvoir épiscopal qui, comme tout pouvoir, tend à s’établir et à s’imposer, Romero a montré la véritable humilité de ceux qui croient en Dieu. Il fut capable de changer de pensée et de mode de vie. Il devint autre. Il vibra de manière forte et nouvelle pour les chrétiens, il comprit de manière totalement nouvelle et différente son ministère épiscopal. »

Romero et la prophétie de la paix

Pour que nous surmontions la situation d’extrême violence qui se déploie dans le monde en ce début de millénaire, il est fondamental de présenter, comme références à l’humanité, des constructeurs de paix. Au lieu de célébrer généraux et conquistadores, les communautés, écoles et Eglises ont besoin que l’on célèbre la mémoire des personnes qui se consacrèrent à la cause de la paix, comme Mgr Romero qui comprit sa foi comme un engagement pour la construction de la paix, fondée sur la solidarité et la justice.

Depuis les années 60 en Amérique centrale, spécialement au Nicaragua, El Salvador et Guatemala, il y avait une véritable guerre civile avec des milliers de personnes assassinées par les dictatures militaires que les Etats-Unis imposèrent à toute la région. Au cœur de cette situation, Mgr Romero comprit son ministère d’évêque non comme un travail d’endoctrinement religieux ou d’administration ecclésiastique mais bien comme quelqu’un qui, au nom de Dieu, cherche à promouvoir entre les Salvadoriens l’entente et le dialogue. Mais un tel accord ne peut être obtenu que sur la base de la justice et de la vérité. Romero accueillait tout le monde et dialoguait avec tout le monde, mais sans neutralité. Il manifesta toujours clairement son option pour la justice et pour le droit des pauvres. Il ne s’arrêta jamais là où beaucoup d’autres s’arrêtent dans le conflit. Comme homme de paix, à la recherche de solutions pacifiques, il a accepté d’affronter le conflit engendré par l’injustice sociale.

L’engagement pour la paix n’est pas passivité, ni davantage neutralité face à l’injustice. Romero n’hésita pas à dénoncer les abus de pouvoir et les injustices pratiquées par les militaires. A cause de cela, les puissants en vinrent à le considérer comme une menace. Ils tuèrent quelques-uns de ses auxiliaires pour l’intimider. Au cours des trois années où il fut archevêque, six prêtres de l’archidiocèse furent assassinés, en plus de nombreux catéchistes et laïques, agents de pastorale. Face à ces morts, l’archevêque non seulement ne s’éloigna pas, mais, au contraire, il ressentit plus fortement la nécessité d’être fidèle à la cause pour laquelle ces frères avaient donné leur vie. Romero consacra encore plus sa vie à la défense des paysans et des indigènes. Un jour, pour l’intimider, l’armée encercla la cathédrale avec des soldats armés qui tirèrent. Romero réagit : « Comme ce système est mauvais, lui qui est capable de lancer le pauvre contre le pauvre, le paysan revêtu de l’uniforme de l’armée contre le paysan travailleur. » Et il alla à la rencontre des soldats pour dialoguer avec eux et leur demander d’arrêter cette démonstration inutile de violence.

L’action de Gandhi est une lumière pour tout le monde. La mémoire du pasteur Martin Luther King avec son rêve d’égalité pour tous les êtres humains, alimente toute personne qui aime la paix. Ainsi, depuis 1980, aucune personne qui travaille pour la justice n’oubliera l’appel que Mgr Romero lança depuis la chaire aux militaires : « Je veux faire un appel particulier aux hommes de l’armée et plus concrètement aux bases de la garde nationale, de la police et des casernes. Frères, vous êtes du même peuple que nous et vous tuez des paysans, nos frères. Face à l’ordre d’un homme qui commande de tuer, c’est la loi de Dieu qui doit prévaloir, qui dit : tu ne tueras pas. Aucun soldat n’est obligé d’obéir à un ordre contre la loi de Dieu. Personne n’est tenu d’accomplir une loi immorale. Au nom de Dieu et au nom de ce peuple souffrant, dont les gémissements montent chaque jour jusqu’au ciel, je vous supplie, je vous ordonne : au nom de Dieu, cessez la répression. »

Comme pour tous les prophètes de la paix, avant de l’assassiner physiquement, les adversaires tentèrent par tous les moyens de discréditer et de disqualifier moralement son action. Fréquemment, des tracts circulaient qui accusaient l’archevêque d’être un « communiste infiltré dans l’Eglise », d’être « vendu à des groupes subversifs ». Le jour même où il fut tué, un tract circulait en le désignant comme « psychopathe et menteur », parce qu’il avait accusé la glorieuse armée nationale d’avoir assassiné de sang-froid des dizaines de paysans sans défense dans la hacienda Colima. Tous ceux qui connaissent l’histoire savent les difficultés qu’eut Mgr Romero avec des groupes de gauche après que ceux-ci se soient aperçus qu’ils ne pouvaient plus l’utiliser comme un instrument. Romero a toujours manifesté clairement son option pour l’action non violente.

Même au sein des groupes d’Eglise, il y eut des chrétiens qui accusaient Mgr Romero de « blasphème » et d’être un « agent de division ». Mgr Romero ne connut pas la douleur de savoir que, un jour, un archevêque nommé par Rome pour lui succéder dans l’archidiocèse de San Salvador, accepterait de recevoir un titre d’officier de cette même armée d’où étaient issus les hommes qui le tuèrent [1].

Comme tous les prophètes et Jésus lui-même, à mesure qu’il se consacrait à la mission, il se sentait plus seul. Il ne se plaignait pas, mais il se sentait peu appuyé et compris par ses frères et évêques et par Rome. Par l’intermédiaire de la nonciature, il subit des pressions du Vatican. Certains disent que le pape lui-même refusa de lui donner tout l’appui dont il avait besoin. Et il ne le reçut pas particulièrement bien lorsqu’il fut à Rome moins de deux mois avant son martyre. Comme ce fait fut diffusé et exploité par une partie de la presse de San Salvador, certains pensent même que ce fut un élément qui, d’une certaine manière, ouvrit les portes à l’assassinat que les militaires planifiaient depuis des mois. Romero lui-même avoua au père Vidal Gutierrez : "A Rome, ils ne sont pas bien informés de notre situation (...). Pourquoi cherchent-ils toujours à savoir si nous annonçons l’Evangile de Jésus-Christ en faisant des compromis avec la diplomatie ? Je ne peux pas aller en arrière. Je ne peux pas trahir mon peuple, ni moi-même, ni la voix de Dieu qui exige de moi que je demande justice pour tant de crimes et tant d’exploitation. »

Le martyre prophétisé et assumé

En Amérique latine les années 60 ont été, pour l’Eglise catholique et certaines Eglises évangéliques, des temps fertiles en martyre, ce qui les a rendues semblables à Jésus-Christ, fidèle témoin du Père et de son élan d’amour envers le monde. Parmi ces frères et sœurs martyrs, beaucoup sont une référence de fidélité à l’Evangile pour une Eglise locale, d’autres pour un pays. Quelques-uns sont pour tout le continent une lumière qui éclaire le chemin. Mgr Romero est un martyr qui illumine le monde entier. Non parce que sa mort a été pire ou plus cruelle que tant d’autres dont nous avons été témoins. Pas plus qu’il n’est l’unique évêque martyr de la longue marche latino-américaine. A titre de rappel citons, avant lui, parmi des prélats catholiques, Enrique Angelelli, évêque de la Rioja, en Argentine, défenseur de la cause des pauvres, assassiné en 1976. Après lui, Juan Gerardi a donné sa vie pour que règne la justice au Guatemala en 1998. Ce qui est propre à Mgr Romero, c’est qu’il fut assassiné peu à peu. Il était si évident qu’il allait être assassiné étant donné son action, que, dans et hors de l’Eglise, les personnes témoignant d’un peu plus de « jugeote » évitaient d’aller en sa compagnie pour ne pas mourir avec lui. Monseigneur lui même, à partir du moment où il a commencé à recevoir des menaces de mort, n’accepta jamais de circuler en voiture avec d’autres personnes. Il avait renoncé à prendre des gens en auto-stop et ne voulait pas être conduit pour ne mettre en danger la vie de personne.

Il avait peur de mourir. Il aimait la vie et ne voulait pas mourir, mais il ne lui était pas possible de se protéger. Avant tout il défendait la vie du peuple. Il répétait toujours : « Moi, on peut me tuer, mais on ne tuera pas la voix de la justice. »

Par deux fois au moins les tentatives d’assassinat échouèrent. A la fin, le lundi 24 mars 1980, Monseigneur célébrait, là où il vivait, à l’Hôpital de la Divine Providence, une messe des morts. Il avait terminé son bref sermon et étalait le corporal pour placer sur l’autel le calice et les hosties qui allaient être consacrées, lorsque les sœurs de l’hôpital et les personnes présentes le virent s’effondrer au pied de l’autel, mêlant son sang au vin du calice de l’offertoire. Tout fut très rapide. Il semble qu’il y ait eu deux groupes d’assassins et la balle qui l’a atteint est venue de la fenêtre latérale. C’était un projectile blindé et explosif, calibre 25. Il est passé à proximité du cœur et est allé se loger dans la cinquième côte dorsale, à neuf centimètres de la clavicule. La mort a été provoquée par une hémorragie interne consécutive à la blessure par la balle qui, en pénétrant dans le corps, a explosé en d’innombrables fragments mortels. Il était exactement 18 heures 25 minutes. Mgr Romero avait 62 ans. On l’emmena à l’hôpital mais il y arriva mort.

Ce genre de scène continue à se produire dans divers pays latino-américains. Au Brésil, dans l’espace d’une année, presque chaque semaine, un paysan ou un indigène est assassiné. Dans un cas comme dans l’autre, c’est trois ou quatre d’entre eux qui sont tués d’un seul coup. Evêques, prêtres et pasteurs courent moins le risque du martyre dans des Eglises qui se réduisent à leurs temples et à leurs liturgies habituelles. Il n’en est pas moins vrai que, dans la région de San Felix, il y a peu, des tracts circulaient qui offraient 30 mille reales (environ huit mille euros) à qui assassinerait l’évêque Pedro Casaldáliga. Malgré son âge et sa santé précaire il n’a pas ménagé ses efforts pour la défense des indigènes Xavantes qui ont récupéré leurs terres ancestrales. C’est pour cela qu’il court le risque, chaque jour, d’être, lui aussi, assassiné. Ceci étant, c’est moins de l’acharnement des grands propriétaires à son encontre que du constat de ce qu’est la réalité de l’Eglise à laquelle il a consacré sa vie entière, que souffre Pedro Casaldáliga. Voici deux ans, le diocèse de San Felix de Araguaia attendait un nouvel évêque. Enfin, un franciscain, qui semble être une excellente personne, a été nommé. Mais cette nomination a été faite selon des modalités bien éloignées de l’Evangile. Il a été choisi dans le secret par la nonciature, sans aucun dialogue ni prise en compte de l’Eglise locale. On a fait pression sur Pedro Casaldáliga pour qu’il s’éloigne du diocèse avant l’arrivée du nouvel évêque. S’il avait cédé, on aurait fait à son égard ce que les généraux de la dictature brésilienne et les grands propriétaires ne réussirent jamais : l’expulser du diocèse et l’écarter de la défense des indigènes. Romero a été tué une fois pour toutes. Pour d’autres le martyre est plus lent, il est distillé goutte à goutte.

Un témoignage toujours actuel, qu’il faut poursuivre

C’est dans le temps présent que nous vivons, il ne sert à rien d’idéaliser le passé. Au contraire, comme le dit le psaume 95, l’appel prophétique est d’« écouter, aujourd’hui, la parole de Dieu et ne pas lui fermer son cœur ». Si aujourd’hui revenaient dans leurs diocèses, en ayant la possibilité de s’adresser à l’Eglise catholique actuelle, des prophètes comme Oscar Romero, Hélder Câmara, Sergio Méndez Arceo, Leonidas Proaño et d’autres, ils ne se contenteraient pas de se lamenter parce que nous vivons aujourd’hui dans une Eglise où ils ne seraient jamais acceptés comme évêques. Pas plus qu’ils ne seraient d’accord pour constituer des groupes nostalgiques qui répéteraient des messages d’un autre temps dans un monde qui a changé radicalement. La prophétie dans son actualité veut que l’on soit ouvert au fait que, en permanence, Dieu « renouvelle toutes choses » (Ap 21).

En 1982, dans une lettre à son ami Jeronimo Podesta, évêque argentin qui s’était marié, Don Hélder Câmara évoquait son désir de vouer le reste de ses jours, après avoir quitté le diocèse, à préparer un nouveau concile œcuménique dont il rêvait aux alentours de l’an 2000 et dans la ligne d’un second concile de Jérusalem (allusion à Actes 15), c’est-à-dire un concile qui parvienne vraiment à désoccidentaliser l’Eglise catholique. Il n’a eu ni la santé ni la force nécessaires pour réaliser son rêve. Ceci étant, aujourd’hui, des évêques dans la mouvance prophétique de Romero et Hélder Câmara proposent un processus conciliaire qui aide l’Eglise à préparer un nouveau concile véritablement œcuménique, une assemblée de tout le peuple de Dieu et pas seulement d’évêques, autour du thème proposé par le Conseil mondial des Eglises : « Paix, justice et défense de la création ».

La réalisation d’un tel événement sera soumise à un long processus de préparation à partir de la base, processus de dialogue et de réflexion, apte à créer, à partir des communautés, un climat conciliaire. Le Concile Vatican II, de façon soudaine et sans que l’on s’y attende, a été convoqué par le pape Jean XXIII. Mais lorsqu’il le convoqua, on pouvait alors compter sur la maturité de la réflexion théologique et des mouvements pastoraux qui, alors même qu’ils étaient soumis aux persécutions du Vatican et condamnés par des papes comme Pie XI et Pie XII, ont résisté et ont offert à l’Eglise la base théologique et les expériences nécessaires pour aller vers les chemins nouveaux ouverts par le concile. Actualiser la prophétie de Romero c’est vivre aujourd’hui cela dans l’Eglise catholique actuelle, non pas en fonction d’elle seule mais du service que les Eglises doivent rendre pour la paix, la justice et la défense de la création.

Il se trouve que ce 25ème anniversaire du martyre de Mgr Romero se situe en cette année 2005, précisément le Jeudi Saint. Il y a là un signe fort. Sous bien des aspects, le martyre de Romero a des points communs avec celui du Christ, son maître. Dire cela n’est pas idéaliser Romero. Une réflexion sur la passion de Jésus se propose de faire ressortir la réalité historique qui est derrière les récits théologiques des Evangiles. L’actualité de la prophétie de Romero, identique à celle de Jésus dans la célébration de sa Pâque, ne vient pas de ce que nous la comprendrions bien, ni parce que nous découvririons en quoi consiste le message actuel dont le monde a besoin. L’unique actualité qui vaille la peine est que nous recevions de Romero, en la célébration pascale du Christ, vous qui lisez ces pages comme moi, la grâce de savoir nous aussi nous engager et donner notre vie pour la cause à laquelle Romero a donné la sienne, c’est-à-dire, concrètement, suivre Jésus de Nazareth, témoin du Dieu d’amour, source de vie pour tous.

Ni Jésus ni Romero n’ont voulu mourir. Ni l’une ni l’autre de ces morts n’ont plu ou ne plaisent à Dieu, tendresse infinie et source de vie. Romero et Jésus son maître ont vécu leur mission comme un acte d’amour. Dans la mesure où cette mission impliquait le risque d’être assassiné, ils ont été incompris et isolés. Romero a été assassiné alors qu’un soir, comme Jésus, il célébrait la Cène avec un groupe de ses plus proches amis. Pour lui, comme pour Jésus, cette eucharistie n’était pas seulement un acte cultuel. C’était le signe d’un don de sa vie. « Il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à l’extrême » dit le quatrième Evangile à propos de Jésus (Jn 13,1). Cela pourrait se dire à propos de Romero, aussi.

Dans le monde entier, les mots que prononça Mgr Romero dans son sermon du dimanche, veille de sa mort, continuent à résonner : « Je suis souvent menacé. En tant que chrétien je ne crois pas en la mort mais en la résurrection. Si l’on me tue, je ressusciterai à travers le peuple salvadorien... En tant que pasteur, j’ai le devoir de donner ma vie pour ceux que j’aime, pour tous les Salvadoriens, y compris pour ceux qui vont m’assassiner. J’offre mon sang à Dieu pour la rédemption et la résurrection d’El Salvador. Le martyre est une grâce dont je ne me crois pas digne. Cependant, si Dieu accepte le sacrifice de ma vie, que mon sang soit semence de liberté et signe de ce que, bientôt, l’espérance va devenir réalité. Si Dieu accepte ma mort, que ce soit pour la libération de mon peuple et en témoignage d’espérance dans le futur. Vous pouvez faire savoir que si l’on parvient à me tuer je pardonne et je bénis ceux qui le feront. Puissent-t-ils être convaincus qu’ils perdent leur temps. Un évêque va mourir mais l’Eglise de Dieu, qui est son peuple, ne mourra jamais. »


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2791.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : ADITAL, 23 février 2005.

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[1Il s’agit de Mgr Sáenz Lacalle, membre de l’Opus Dei, aujourd’hui toujours archevêque de San Salvador, qui avait accepté la charge d’évêque aux armées.

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