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DIAL 2790

HONDURAS - Dérives dans la « société civile » : Que font donc certaines ONG ?

Ismael Moreno

mardi 1er mars 2005, mis en ligne par Dial

La « société civile » est une expression dont le contenu est parfois difficile à préciser. Selon l’auteur de l’article ci-dessous concernant le Honduras, les leaders de la « société civile » ne sont plus les dirigeants de communautés et organisations populaires, mais les cadres et responsables d’ONG. Les représentants des institutions financières internationales et des grandes entreprises semblent même faire partie des principaux promoteurs d’une telle « société civile ». Les comportements que l’on peut observer chez certains membres et responsables d’ONG sont ici « épinglés » sans ménagement. Les déviations possibles sont dénoncées, alors même que toutes les ONG ne peuvent être accusées de ces dérives. Article d’Ismael Moreno sj , paru dans Envío (Nicaragua), décembre 2004.


Apogée de la « société civile »

Avec ce qu’on appelle « la société civile », on assiste au Honduras à un fait nouveau. A en juger par le nombre de fois où l’on se réfère à cette expression, il semblerait que ceux qui s’intéressent le plus à consolider le modèle de « société civile », soient non seulement les organismes internationaux de coopération, le PNUD, le FMI et la Banque mondiale, mais aussi le gouvernement et la grande entreprise privée.
La « société civile », ce sont les ONG et toutes les instances qui dans le jargon de la coopération s’appellent « partenaires ». Ce sont les organismes nationaux avec une structure institutionnelle de base, en lien d’une manière ou d’une autre avec les secteurs sociaux de base – ceux qu’on appelle « groupes cibles » – et qui dépendent de la coopération internationale qui finance le développement des pays pauvres… Le fait nouveau est que cette « société civile » s’érige en interlocutrice du gouvernement et de la coopération internationale, remplaçant, ou déplaçant, beaucoup d’autres secteurs sociaux et organisations communautaires et populaires du pays. Et maintenant « les leaders de la société civile » ne sont plus les dirigeants des communautés et des organisations populaires. Ils sont en train d’être remplacés par les cadres ou les coordonnateurs généraux des ONG.
Les thèmes des plans stratégiques des organismes de cette « société civile » sont nombreux : la pauvreté, la vulnérabilité de l’environnement, les problèmes agraires, la participation citoyenne, l’égalité hommes-femmes, les droits humains, la gouvernance et la démocratie, la décentralisation, la lutte contre l’impunité et la corruption… Ce sont les thèmes qui, dans la majorité des cas, font partie des programmes des organismes internationaux de coopération et qui sont abordées avec la méthodologie, l’angle de vue et le langage de la coopération internationale : investigation participative, groupes cibles, études de cas, organisation en réseau, spécificité hommes-femmes, incidences, populations cibles, cadre logique… ; ce ne sont là que quelques-uns des termes qui identifient les organismes de la dite « société civile », formules dans la majorité des cas élaborées dans les bureaux centraux des organismes qui ont leur siège au nord de la planète.

Beaucoup d’initiatives émanant de ces groupes essaient d’apporter des alternatives à la pauvreté et à l’injuste distribution des richesses. Cependant leurs apports remplissent le vide d’organisations sociales et de politiques publiques, devenant ainsi avec l’Etat « facilitateur » et la grande entreprise privée le troisième pilier qui soutient le pays pour son insertion dans une économie mondialisée qui dénationalise et suppriment les acquis (sociaux).

Trois tâches, trois pièges

Trois tâches sont importantes pour cette « société civile », en fonction du système de mondialisation :

 Canaliser les dynamiques de contestations et d’oppositions du pays face aux politiques publiques et aux propositions des organismes financiers internationaux. Les directeurs ou coordonnateurs des diverses ONG organisent des forums et des débats autour des projets du gouvernement pour faire émerger les critiques et les canaliser vers les fonctionnaires qui sont à la tête des diverses instances de l’Etat. C’est au gouvernement, à son tour, de mettre en place des espaces de dialogue et de débat avec les représentants de ces ONG pour recueillir le sentiment et les idées de la « société civile » et les transmettre à ces mêmes instances, en promettant de les traduire en politiques publiques.

 Gérer et administrer, en tant que partenaires de ces organismes internationaux de coopération, l’argent qu’ils apportent pour réduire la pauvreté, pour les projets d’agriculture, de développement, d’infrastructure, de gouvernance et de participation citoyenne, de communication et de liberté d’expression, de droits humains, d’environnement, de lutte contre la discrimination sexuelle, en faveur de la jeunesse et contre la violence, tout cela parmi beaucoup d’autres questions et problématiques.

 Contenir les groupes de pression, les mouvements contestataires sociaux, populaires et politiques qui se situent dans l’opposition au système et à la mondialisation. Plus l’espace occupé par la « société civile » sera ample, plus le gouvernement et les organismes internationaux auront la capacité d’impulser leurs programmes, et plus le gouvernement aura la capacité de délégitimer les groupes radicaux contestataires et leurs propositions en limitant ou en annulant leur influence dans les politiques publiques.

Mercenaires et fins limiers

Ces secteurs « officiellement » reconnus à l’intérieur de l’espace occupé par la société civile ont comme « populations cibles » les jeunes en situation de risque, les migrants, les ouvrières des maquilas, les groupes de paysans, les petits producteurs, les ménagères, la population urbaine, ceux qu’on appelle maintenant les « adultes majeurs », les mouvements gays… Il y a de tout, tout est abordé. La gestion des fonds a un lien direct avec les thématiques décidées dans les services de la coopération internationale. Elle est aussi en lien avec les problématiques, les catastrophes et les calamités conjoncturelles. Et même avec les problèmes structurels : la démocratie, la participation citoyenne, la gouvernance.

Dans cet univers de la « société civile », un rôle éminent est joué par ceux qu’on appelle les « consultants », présents au milieu des « partenaires » et qui touchent un fort pourcentage des fonds de la coopération internationale.

Certains les appellent les sabuesos (limiers) des fonds pour le développement ; d’autres les « mercenaires du développement ». Ils savent flairer où circulent les thèmes qui attirent, à chaque moment, le meilleur financement international, et ils se mobilisent pour les pays et les régions au rythme où se meuvent ces thèmes et ces fonds. Les consultants réalisent les recherches, élaborent les cadres de références, recueillent les propositions alternatives. Objectif : l’efficacité des institutions internationales.

Tous frais payés

Un bon pourcentage du budget des organismes de la « société civile » est destiné à payer le directeur et les divers employés de l’institution, et les frais et activités, spécialement de relations publiques, que le staff met en place pour renforcer l’influence de l’institution dans le contexte thématique où se réalise son travail. Fréquemment, le directeur ou la directrice de l’organisme « partenaire » tend à reproduire, en d’autres termes et avec le langage codé propre au « développement et à la citoyenneté », le personnage du caudillo ou du cacique, figure centrale dans la culture traditionnelle. Ils se sentent et on les sent « maîtres » de l’institution. Ils tendent à se perpétuer dans leur charge de direction, s’assurant pour cela une équipe de direction formée de personnes subordonnées qui participent aux bénéfices du budget institutionnel.
Les forums – qui ont lieu fréquemment dans les hôtels confortables des villes les plus importantes du pays, – les ateliers et les séminaires qui incluent de bons repas, les remboursements de frais et autres avantages pour les destinataires des « populations cibles », représentent un poste budgétaire spécifique de l’organisme ou de celui du partenaire pour répondre au plan stratégique. Aucune des activités réalisées ou auxquelles participent des membres de ces « populations cibles » ne se fait sans financement. Les participants de la base savent bien que s’ils répondent à une quelconque invitation à un événement ou à une activité de ces organismes, tous leurs frais ou presque seront couverts.

Des mouvements qui se corrompent

Ces types de comportement de la « société civile » conduisent inévitablement au dévoiement de la lutte du mouvement social et populaire et convertissent les dirigeants de la base en une extension locale des « professionnels rémunérés du développement et de l’influence politique ». Une communauté ou un secteur social de base que l’on invitera à s’engager pour construire une société plus équitable avec tous ses frais payés, sera une communauté qui comprendra que « tout vient de l’extérieur », y compris l’argent pour lutter pour ses propres besoins et sa propre dignité. Tant qu’existera cet argent « de l’extérieur », il y aura des gens qui lutteront et qui se réuniront pour débattre des plans locaux et municipaux. Et quand il n’y aura plus d’argent, la communauté et ses dirigeants reviendront à une situation de marginalisation sûrement plus grande que celle qu’ils avaient avant l’actuelle capacité de mobilisation de la « société civile ». Ou bien ils chercheront un nouveau sponsor pour leurs luttes, une autre organisation non gouvernementale, une quelconque Eglise ou un parti politique. Qu’importe à qui obéir et quelle ligne suivre. La « société civile » leur a enseigné quel est le chemin : « con plata, baila la gata » (« avec l’argent, les chats dansent »).

Les faiblesses et parfois l’absence d’organisation populaire, les vices internes des organisations populaires qui existent, les chausse-trappes à l’intérieur de leurs directions, la corruption et l’existence de structures avec des dirigeants sans base, contribuent à donner à cette « société civile » un rôle de protagoniste et un leadership qui contribue à démobiliser les gens et accroître leur dépendance des ressources internationales. En contribuant aussi au renforcement des schémas culturels traditionnels et légitimant l’idée que le pays, et particulièrement l’Etat, est la propriété d’une petite élite politique et économique à laquelle s’intégreraient maintenant les directeurs et coordonnateurs des ONG.

Evidemment, à l’intérieur de cette « société civile », existe aussi un nombre non négligeable d’organisations ou organismes qui se préoccupent sérieusement de promouvoir une véritable organisation populaire de base et d’orienter les ressources vers la formation d’animateurs populaires conscients de leur mission de construire des alternatives au modèle économique, social et politique d’exclusion.
A l’intérieur de la coopération internationale existent aussi des organismes qui définissent leurs plans de travail à partir de la réalité, qui comprennent que leurs ressources doivent venir en complément des efforts des communautés et qui sont conscients que les dirigeants de la base ne peuvent être remplacés ni représentés par personne d’autres qu’eux-mêmes.


 Dial – Diffusion d’information sur l’Amérique latine – D 2790.
 Traduction Dial.
 Source (espagnol) : Envío (Nicaragua), décembre 2004.

En cas de reproduction, mentionner au moins l’auteur, la source française (Dial) et l’adresse internet de l’article.

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